Le choc Sarkozy

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Vous aurez donc soutenu Ségolène Royal ! - Toute autre attitude eût été indigne de notre histoire. - Vous n'avez aucun regret ? - Aucun. - Si c'était à refaire ? - Je ne vois pas ce que j'aurais pu faire d'autre, sinon, à la rigueur, de nous être adressés davantage aux électeurs de François Bayrou. Non, je ne vois pas, quand je pense à l'état dans lequel le Parti socialiste se trouvait il y a à peu près un an. Souvenons-nous : il était encore tout rouge des traces qu'avaient laissées l'échec de Lionel Jospin en 2002 et les déchirements qui ont eu lieu lors du référendum pour le traité constitutionnel européen de 2005. C'est alors que Ségolène est arrivée, déconcertant par sa détermination sereine et son charme lumineux. Personne ne soupçonnait qu'elle se préparait depuis longtemps à affronter une compétition avec les siens. Personne ne pouvait se douter qu'elle s'y préparait seule, sans équipe, sans appuis, décidée à déjouer les pièges, à éviter les tutelles et à s'affranchir des appareils. Elle n'a d'ailleurs rien fait d'autre que de résister à tous. Elle a pris le risque d'augmenter le nombre de ses ennemis, la jalousie de ses rivaux, l'impatience de ses aînés. Elle a fait son chemin dans la fameuse solitude du coureur de fond. Elle a fini par occuper le terrain socialiste, puis l'espace de la gauche. Son parcours a eu des ratés, des accidents, des insuffisances. Elle a été parfois trop agressive lors du débat télévisé avec Nicolas Sarkozy. Elle a commis une faute indiscutable à la veille du scrutin en prophétisant des émeutes en cas de victoire de son adversaire. Sur l'exigence de répartir des richesses avant d'en créer, sur l'opportunité d'une VI e République comme sur le projet d'un nouveau référendum sur l'Europe, elle n'a pas été convaincante. Mais elle aura dignement représenté la gauche dans un combat qui a passionné un peuple soudain mobilisé, politisé et motivé.
 
Je ne crois pas, cependant, que les pressions archaïques du vieux Parti socialiste puissent expliquer à elles seules l'échec de Ségolène. Je crois qu'elle n'a pas eu le temps de fourbir ses armes, d'ajuster son tir et de tirer les leçons de son expérience socialiste. Je crois enfin et surtout qu'elle s'est trouvée en face d'une bête politique comme il y en a eu peu dans l'histoire de la République. Rarement un homme a manifesté pendant de si longues années autant de frénétique énergie et de pugnacité obsessionnelle pour conquérir le pouvoir et de diabolique habileté pour faire oublier qu'il l'avait bel et bien exercé. Ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur, président de l'UMP, qui dit mieux ? On a dit de Ségolène qu'elle se croyait habitée. Elle l'était. Lui, Sarkozy, pour aller jusqu'au bout d'une ambition dévastatrice, n'a cessé de combattre dans la fureur et la certitude.
 
Les deux candidats ont bien compris que l'on changeait de génération, que le style de gouvernance ne pouvait plus être le même et que chaque électeur prétendait désormais se conduire en citoyen responsable. Ils ont dit leur désir de « refonder » leurs formations politiques respectives. Mais en dehors de références communes et parfois surprenantes aux social-démocraties nordiques et à Tony Blair, ils ont voulu offrir deux visions radicalement différentes du monde et de la politique. On peut dire, en un mot, que Sarkozy fonde sa volonté réformatrice sur la valeur du travail et sur la morale du mérite individuel (« travailler plus pour gagner plus »), tandis que Ségolène fonde la sienne sur l'élargissement et l'intensité du dialogue social pour apaiser les relations conflictuelles entre l'Etat, les entreprises et les salariés, qui sont un obstacle au retour de la croissance. En dépit des 6, 7 millions d'électeurs qui ont voté pour François Bayrou, manifestant ainsi leur désir de voir la droite et la gauche coopérer au lieu de s'affronter, les deux candidats se sont appliqués à montrer qu'il y avait bien un clivage important entre les deux traditions dont ils se réclamaient. Mais alors que la gauche paraissait avoir confié à une femme seule le soin de réinventer et de mettre au point son projet, on s'est trouvé en présence d'une droite homogène, structurée et cohérente, dont le porte-parole était à chaque moment précis, concret et brutalement limpide. Ce qui a été le plus marquant dans la stratégie de Nicolas Sarkozy, c'est la façon très étudiée avec laquelle il a voulu séduire d'abord les partisans les moins extrémistes de Le Pen et ensuite les nombreux éléments de la gauche embarrassés par les survivances de leur passé dogmatique.
 
Pour ce qui est du lepénisme, Sarkozy a su retenir tout ce qui n'était pas nécessairement choquant dans les questions que pose avec perfidie le Front national et que beaucoup de Français de tous bords, qui exècrent Jean-Marie Le Pen et ses lieutenants, ne peuvent éviter de se poser dans leur intime. Qu'y aurait-il d'indigne à vouloir être fier d'être français, à souhaiter que les immigrés aiment la France, à penser que nous avons le devoir de proportionner le nombre de gens que l'on accueille aux possibilités matérielles que l'on a de les accueillir ? Ségolène Royal savait tout cela quand elle a fait l'éloge de la famille, de l'identité nationale, de l'ordre et du travail. Mais elle n'a pas su ou pas pu inscrire sa révolution culturelle ( c'est bien de cela qu'il s'agissait pour rajeunir et moderniser le Parti socialiste ) dans un projet économique concis et cohérent.
 
Là où la stratégie de Sarkozy a été le mieux et le plus perfidement théorisée, c'est quand il a critiqué Mai-68 en affectant de penser que nous étions encore sous le règne de cet héritage. Non seulement il a voulu affirmer une droite décomplexée, déculpabilisée et offensive, mais il a voulu mettre en contradiction la gauche avec elle-même. En s'appuyant sur les livres que de nombreux auteurs de gauche ont consacrés à certaines dérives de l'esprit libertaire qui a inspiré Mai-68, il a voulu démontrer que la critique de ces dérives devait conduire à rallier une droite républicaine et rénovée. De quoi s'agit-il ? Essentiellement de l'autorité. Il est vrai que Mai- 68 était un procès de l'autorité sous toutes ses formes, donc un désaveu de toutes les hiérarchies. Et il est vrai que cet esprit a ébranlé la nation, la justice, la famille et l'école. Lorsqu'on disait, par exemple, que le savoir était un pouvoir, on enlevait aux professeurs tout le prestige nécessaire à la transmission de la connaissance. Mais ce sont des sociologues et des philosophes de gauche qui ont entrepris, depuis, une révision de ce relativisme des valeurs. Sarkozy a cultivé ces sentiments communs à une majorité de Français pour échafauder un procès oblique de l'idéologie décrétée toujours laxiste de la gauche.
 
Peu importe à M. Sarkozy que Mai-68 soit à l'origine de réformes décisives et bénéfiques comme celles qui devaient conduire à la libération des femmes par le droit accordé à l'interruption volontaire de grossesse, et à des conquêtes dans bien d'autres domaines. Sans Mai-68, Giscard n'aurait pu prendre aucune des mesures qui ont été saluées par la gauche et par « le Nouvel Obs » en particulier. Mais l'entreprise de Sarkozy va plus loin : il voudrait enlever à la gauche son hégémonie culturelle en lui arrachant ses idoles, en mettant Jaurès, Blum et Camus dans un patrimoine commun, celui de toute la nation. L'imposture se révèle lorsqu'on lit certains textes de Jaurès, de Blum ou de Camus. Mais c'est une imposture efficace pour enlever ses complexes à la bourgeoisie de droite.
 
En fait, la stratégie de Sarkozy n'a pas seulement pour but de contester l'hégémonie culturelle héritée à la fois de Mai-68 et de la mort des idéologies, elle est destinée à légitimer la transformation d'un sentiment national légitime en chauvinisme et à promouvoir le libéralisme comme pensée politique dominante. Et c'est là que nous assistons à une régression dont les proportions peuvent très vite devenir alarmantes. Le vrai « choc Sarkozy », c'est celui-là. Il incarne une synthèse entre un libéralisme économique jugé incontournable et un retour à l'ordre moral. Nous nous sommes refusés à diaboliser Nicolas Sarkozy. Ce n'est pas pour céder sur ce point aujourd'hui. Mais il n'est pas faux de dire qu'il y a du Bush en lui. D'où la nécessité et l'urgence pour le Parti socialiste de ne pas déserter le rôle de contre-pouvoir que sa défaite lui impose d'exercer devant un président qui concentre entre ses mains le Sénat, le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de l'Audiovisuel e le Conseil supérieur de la Magistrature.
 
Jean Daniel
Le Nouvel Observateur
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