La gaffe et la gifle

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« Même religieuses »

Ayant peu de goût pour l'hallali et finissant par trouver la curée plutôt ennuyeuse, j'avais envie de rendre les armes. Ou plutôt de les reposer. Après tout, si Nicolas Sarkozy avait tenu à se rendre lui-même au dîner annuel et très communautaire du Crif (1), c'était peut-être pour faire passer un important message qui lui venait de Bernard Kouchner. Et, de fait, il a dit que les Israéliens, « ses amis », devaient accepter d'urgence un compromis historique pour aider le président palestinien : gel absolu des colonies, libération massive des prisonniers, suppression de nombreux checkpoints, destruction d'une partie du mur, etc.

Hélas, bien sûr, le président n'était pas venu pour cela. « Perseverare diabolicum. » Se voulant rassurant, Sarkozy a estimé nécessaire de préciser que, dans sa conception si injustement critiquée de la laïcité, le droit à l'incroyance serait bel et bien toléré. Grands dieux ! si l'on ose dire. En somme, exactement l'opposé de cette «Déclaration des droits de l'homme» de 1789 qui, dans son dixième article, souligne que : «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses...» Ce «même» est toute une époque ! On tolérait les croyants. On tolérera désormais les incroyants...

Et notre président de protester contre les accusations dont il serait l'objet. Lui, toucher à la laïcité, à la loi de 1905 ? Quelle calomnie ! La séparation de l'Église et de l'État est plus que jamais maintenue ! Simplement, les manifestations de la foi ne seraient plus jugées antirépublicaines. Pensez ! L'incroyance a fait tant de mal pendant le nazisme et le communisme ! Seule la foi soulève les montagnes du Bien. D'ailleurs, certains croyants ne s'y sont pas trompés. On devait les entendre dès le lendemain, dans un débat télévisé chez Serge Moati, déclarer que si la foi prévaut désormais, alors il faudra admettre ce qu'elle véhicule : le voile pour les femmes musulmanes, la permission de ne pas venir à l'école pendant le shabbat, etc. Bref, le retour au ghetto.

Tout cela rouvre des plaies jamais tout à fait cicatrisées, empoisonne des débats qu'il faut sans cesse reprendre dans les assemblées pour rappeler que la laïcité à la française n'a rien à voir avec la tolérance passive. La laïcité exige une conformité avec des valeurs consensuelles. Il est vrai que nous ne sommes plus au temps où la laïcité était conçue pour endiguer la prédominance d'une seule et grande religion, catholique, romaine et universelle. Il est vrai aussi que bien des choses ont changé depuis les Croisades, l'Inquisition, la Saint-Barthélemy, les guerres civiles, les persécutions et j'en passe. Il y a eu Jean XXIII et Jean-Paul II Ce n'est pas une raison pour redonner à cette Église, et surtout pour l'accorder aux autres, le statut exclusif de pourvoyeuse d espérance. En tout cas, ce n’est pas au président de la République de juger et d'affirmer que hors des Églises nous n'aurions point de salut. Autrement dit, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Condamnés à l'expiation ?

Mais nous n’étions pas au bout de nos déconvenues. Il fallait compter encore avec la gaffe - incroyable, irresponsable du président de la République dans son dernier gadget, dans le dernier lapin qu'il a sorti de son chapeau, avec son désir de rompre, d'ajouter, de se singulariser, d'être « le premier à », le « seul à oser ». De quoi s'agissait-il ? De rien de moins que d'instiller dans chaque élève de CM2 le remords d'être plus ou moins responsable de la disparition d'un enfant juif victime de la Shoah. Une façon de condamner les innocents à une éternelle expiation.

Comment peut-on avoir imaginé cette surenchère aveugle, ce zèle intempestif ? Simone Veil n'en est pas revenue. Il faut relire les phrases qui sont spontanément sorties de sa bouche : « Mon sang s'est glacé. C'est inimaginable, insoutenable, dramatique, et surtout injuste. On ne peut pas infliger ça à des petits de 10 ans, on ne peut pas demander à un enfant de s'identifier à un enfant mort. Cette mémoire est beaucoup trop lourde à porter. » Aussitôt, on a autant parlé de la « gifle » de Simone Veil à Sarkozy que de la « galle » du président. Alors, il faut signer l'

Souvenir plutôt édifiant : je me suis trouvé, un jour de 1982 je crois, invité avec quelques amis par François Mitterrand à l'Élysée. Un grand dessinateur, Tim, qui était aussi un sculpteur, venait alors d'achever la statue du capitaine Dreyfus. Un débat s'est engagé sur le lieu où devrait être placée, dans Paris, cette statue de Dreyfus. L'un d'entre nous a eu l'idée « géniale » de placer cette statue à l'entrée de l'École militaire. Le président a souri comme devant la suggestion d'un beau clin d'oeil revanchard à l'histoire, mais n'a fait aucun commentaire. Deux jours après, je me suis trouvé seul avec lui et je lui ai fait part des réflexions que m'avait inspirées ce qui n'était peut-être pas qu'une plaisanterie. Je lui ai dit que si de Gaulle nous avait appris quelque chose, c'était que l'on ne fait pas une nation avec des remords mais avec des exemples.

Il valait donc mieux mettre à l'entrée de l'École militaire la statue du colonel Picard plutôt que celle d'Alfred Dreyfus, du héros plutôt que du martyr. Je souhaitais que le destin du colonel Picard devînt l'idéal de tout officier français : choisir l'insoumission pour ne pas perdre l'honneur. François Mitterrand s'est contenté de trouver cette suggestion « bien plus intéressante » que la première. Et la statue de Tim fut finalement placée dans le square Pierre-Lafue, sur le boulevard Raspail.

On a compris où je voulais en venir. S'il faut ajouter un nouvel enseignement à celui qui est déjà dispensé à l'école sur la Shoah; si le président tient à mettre sa marque personnelle sur une initiative, alors il faut enseigner à tous les enfants les exemples de ceux qui ont sauvé des victimes de tous les génocides, celui de la Shoah bien sûr, mais aussi toutes les entreprises d'esclavage et de colonisation, afin que chaque petit Français se souvienne d'un Juste pour l'imiter et non d'un petit mort pour le pleurer.

La violence et le sacré

Au fait, pour se faire une idée de ce que les religions peuvent apporter en bien et en mal, Nicolas Sarkozy devrait lire le dernier Debray. Il est peu de livres dont je me serai senti aussi proche, si spontanément et si continûment, que celui de Régis, « Un candide en Terre sainte » (2). J'y retrouve mes thèmes et mes thèses, ma sensibilité et mes doutes, mon impossibilité de croire et ma passion pour les croyances. Mais pas question d'altérer la singularité et l'originalité de ce livre pétillant et dense. C'est du pur Debray. Avec, et c'est ce qui me touche le plus, une disponibilité passionnée pour tout ce qui peut être contraire à ses préventions, contredire ce qu'il a envie de croire, et l'acceptation, parfois, de l'impossibilité de trancher.

La situation de Gaza est insupportable ? Nous le disons ensemble : in-sup-por-table ! Au point que Régis en vient à souhaiter que la loi du talion remplace la répression collective. Eh bien, même un fait de cette dimension ne structure pas le chapitre. Les pages sur « les sionismes » sont époustouflantes d'objectivité et même d'empathie.

Bref, je me sens comme chez moi dans cet essai maîtrisé, savamment construit, rythmé par des citations de l'Évangile, situé dans une enquête sur les traces de Jésus, avec Chateaubriand, Renan et Flaubert pour compagnons. Une immersion dans le tragique. Toute la condition humaine résumée en Terre sainte, toutes ces prisons dans lesquelles un dieu désinvolte a enfermé ses élus au lieu d'envoyer à nouveau son fils s'installer à Jérusalem. Après Louis Massignon et Germaine Tillion, Régis Debray caresse l'utopie que l'ONU serait mieux à sa place sur le mont Scopus qu'à Manhattan.

(1)Conseil représentatif des Institutions juives de France.
(2) Gallimard.

Jean Daniel
appel que nous lançons cette semaine. Il faut que le président retire son projet. Cela lui ferait honneur.
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