Affaire Tapie : un scandale d'Etat
« On a dessaisi la justice de la République au profit d'une justice privée »
Cadeau inespéré pour Tapie : un tribunal privé adoubé par Christine Lagarde, la titulaire de Bercy, a décidé de lui accorder 400 millions d'euros au titre de l'affaire Adidas. Bien plus que le chiffre officiel de 285 millions ! Voici comment on en est arrivé là.
Qui a sauvé Bernard Tapie d'une faillite inévitable ? Nicolas Sarkozy, qui le faisait recevoir par son ami Brice Hortefeux lorsqu'il était ministre de l'Economie ? Jean-Louis Borloo, qui fut son avocat des premiers jours et n'a jamais rompu les ponts ? Ou encore Christine Lagarde, la titulaire de Bercy, qui a permis à Tapie de bénéficier d'un sauvetage inespéré ? Un «tribunal arbitral» a en effet tranché la semaine dernière la querelle financière entre le Crédit lyonnais et l'homme d'affaires qui accuse la banque de l'avoir roulé lors de la vente d'Adidas, en 1993. Ce «tribunal» a décidé d'octroyer 285 millions d'euros à Tapie : 240 millions d'indemnité, plus 45 millions de dommages et intérêts. Voilà pour le montant officiel. En réalité, l'ex-patron de l'OM devrait recevoir une somme de 400 millions. Le « tribunal » a ajouté les intérêts qu'aurait rapportés l'indemnité si elle avait été placée depuis le début des hostilités judiciaires, en 1994, soit 111 millions d'euros, selon Bercy. Au final, cela fait 400 millions. Tapie assure : «Il me restera entre 20 et 22 millions d'euros» seulement, après impôts et remboursement des dettes. Impossible de vérifier aujourd'hui. Mais «la sévérité de la sentence nous stupéfie», explique un représentant de l'Etat.
Première surprise : c'est une indemnité énorme, qu'aucune décision de justice ne lui avait jamais donnée. C'est même le triple de la somme la plus favorable accordée par un jugement en cour d'appel il y a trois ans. Deuxième surprise : ce verdict prend le contre-pied de la décision d'octobre 2006 de la Cour de Cassation. Celle-ci avait en effet conclu, en assemblée plénière, que Tapie n'avait droit à aucun dédommagement !
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Comment est-il possible que la plus haute juridiction du pays soit ainsi déjugée ? Tout simplement parce que cet arbitrage doit peu au droit et beaucoup à la politique. Ce «tribunal arbitral» n'est pas un vrai tribunal. Ce n'est pas une juridiction officielle, mais une instance privée, choisie par le gouvernement et Tapie à l'automne dernier. Une commission composée de trois papys qui cumulent deux cent quarante printemps à eux trois : Pierre Mazeaud (78 ans), ancien président du Conseil constitutionnel; l'avocat Jean-Denis Bredin (79 ans), ancien, comme Tapie, des radicaux de gauche; et enfin, un ancien président de cour d'appel, Pierre Estoup (81 ans), la véritable cheville ouvrière. Pour ce travail, ces ex- vedettes du barreau et de la politique ont d'ailleurs été rémunérées plus d'un million d'euros. Et elles ont pris le contrepied de la Cour de Cassation, offrant la délivrance à Tapie. «On a dessaisi la justice de la République au profit d'une justice privée», fulmine un haut fonctionnaire. Cette sentence ne doit, en théorie, pas être rendue publique. Et en plus elle n'est pas susceptible d'appel, sauf si on peut démontrer que les arbitres du «tribunal» n'ont pas respecté leur mandat ! Pour l'instant, Christine Lagarde semble s'en satisfaire. François Bayrou, le leader du MoDem, crie au scandale : «A l'encontre de toutes les règles qui veulent que l'Etat ne puisse s'en remettre qu'à des décisions de justice, on a mis en place un dispositif qui va permettre à Tapie de toucher des centaines de millions d'euros sur le dos des contribuables.» Exact. Mais ce n'est que le dernier acte d'une série de coups de pouce de l'Etat en faveur de Tapie au détriment de finances publiques pourtant exsangues.
L'affaire Adidas débute fin 1992. Tapie, alors ministre du gouvernement de Pierre Bérégovoy, désire céder son groupe pour se lancer totalement dans la politique. Il veut vendre sa participation dans Adidas, très mal en point. Il a lui-même fixé le prix à 320 millions d'euros et chargé le Crédit lyonnais de l'opération. Le britannique Pentland, un moment intéressé, se récuse. Personne n'en veut. C'est l'hallali. Les banques allemandes menacent de couper les crédits. «Nous ne trouvions pas d'acheteurs, se souvient un des responsables de la banque de l'époque. Tapie, inquiet, m'appelait régulièrement. Il m'avait même dit plusieurs fois : Mais pourquoi le Lyonnais ne me rachète pas Adidas ? [alors qu'il va ensuite attaquer la banque, NDLR ]» Un acquéreur finit par se présenter : l'homme d'affaires Robert Louis-Dreyfus. Mais celui-ci refuse de discuter avec Tapie en direct. Les négociations se terminent en février 1993, après une nuit blanche, dans des locaux des AGE Robert Louis-Dreyfus ne veut courir aucun risque. Il acquiert 15% d'Adidas seulement. Le reste est repris par le Lyonnais, les AGF, des fonds d'investissement et Gilberte Beaux, le bras droit de Tapie. Le montage est compliqué. Primo : les acheteurs sont financés par un prêt du Lyonnais à... 0,5%. Secundo : si Adidas ne se redresse pas, la banque publique assume les risques. Tertio : si Adidas se rétablit, Robert Louis-Dreyfus a la possibilité de racheter les parts des autres actionnaires. En contrepartie, le Lyonnais récupérera une part des gains éventuels. Tapie, satisfait, déclare à l'époque : «Le prix est bon.» A l'Assemblée nationale, la droite se déchaîne et dénonce le soutien financier de deux sociétés publiques (le Lyonnais et les AGF) à Bernard Tapie, ministre de la Ville de Pierre Bérégovoy. Une commission d'enquête parlementaire est créée.
Mais Robert Louis-Dreyfus redresse vite Adidas. Il finira par revendre l'entreprise avec un gain énorme, partagé avec le Lyonnais. Du coup, Tapie se réveille. Il assure qu'on l'a floué et qu'il ignorait les détails du schéma financier. «Une banque ne peut pas être chargée de vendre une société, financer l'acquéreur et partager la plus-value», accuse Me Lantourne, son avocat. Le Lyonnais, chargé de la vente, a en effet masqué une partie des opérations au travers d'un montage financier opaque faisant intervenir des sociétés offshore. Durant une douzaine d'années, les jugements se succèdent, souvent favorables à Tapie. Puis, en octobre 2006, la Cour de Cassation tranche. La gestion de l'opération Adidas par le Lyonnais n'est pas sans zones d'ombre, mais rien ne justifie de la condamner lourdement. C'est la catastrophe pour Tapie. «Notre jugement lui laissait peu de marge», se souvient un magistrat de la Cour. Selon la procédure légale, il faut alors saisir un autre tribunal, la cour de renvoi, qui ne peut s'écarter de la décision de la Cour de Cassation.
Tapie dans les cordes ? Non. C'est alors que les locataires de Bercy, Thierry Breton puis Christine Lagarde, vont intervenir. En premier lieu, le combatif Jean-Pierre Aubert, le patron du CDR, l'organisme chargé de gérer les actifs douteux du Crédit lyonnais doit quitter ses fonctions. Or c'est le CDR qui mène la bataille contre Tapie. Au dernier moment, Thierry Breton désigne Jean-François Rocchi, un fonctionnaire politique «proche de Sarkozy», selon un des membres du conseil du CDR. Puis Rocchi prend un nouveau cabinet d'avocats, August et Debouzy (1), en plus de Me Martel, qui suivait l'affaire Adidas depuis des années et en connaissait tous les méandres. Un autre patron du CDR, un autre avocat... Malgré les avis négatifs de certains conseils, Rocchi et le cabinet August et Debouzy décident de ne pas attendre la dernière décision de justice, celle de la cour de renvoi, qui aurait été forcément en leur faveur. Rocchi, avec la bénédiction de Christine Lagarde, la ministre de l'Economie, pourtant elle-même avocate, décide de confier le dossier à un «tribunal arbitral», c'est-à-dire une instance composée de trois arbitres. «Je ne comprends pas que le CDR abandonne une position qui lui était favorable», s'étonne alors un magistrat de la Cour de Cassation.
Le résultat, assorti d'une sanction historique, annoncé discrètement juste avant le long week-end du 14 juillet, est dramatique pour le CDR, donc pour le contribuable. Combien touchera réellement Tapie ? «Il est trop tôt pour donner un chiffre précis», déclare son avocat, Me Lantourne. Selon Bercy, Tapie doit rembourser 163 millions au CDR, auxquels il faut ajouter «130 millions d'euros de dettes fiscales et sociales», selon les calculs d'un proche de Lagarde. Mais le montant total ne sera connu que le 24 juillet. Au total, cela ferait donc 290 millions qui reviendront dans les caisses de l'Etat. Il y a d'autres frais, dont le montant n'est pas divulgué. Outre son hôtel particulier avec parc, au centre de Paris, près de Saint-Germain des Prés, qu'il n'a pas cessé d'habiter, l'ancien ministre devrait conserver une somme énorme. Pas mal pour la revente d'une société qu'il avait laissée en perte. Tapie sort blanchi par ces trois vieux messieurs. Pas eux.
(1) L'ancien député socialiste Christian Pierret, qui est plusieurs fois intervenu en faveur de Tapie, est associé de ce cabinet.
Thierry Philippon
Mon commentaire : comment un tribunal somme toute privé et le CDR, organisme devant veiller au bien commun, peuvent décider d’utiliser des fonds publics et en particulier sur une affaire où d’autres instances judiciaires, bien officielles celles-là, avaient donné tort à Bernard Tapie ? Comment le CDR, à la faveur d’un changement de direction, a pu modifier sa décision et se faire l’avocat de son adversaire ?
Décidément, « il y a quelque chose de pourri dans la République française ! » (ma transformation volontaire de la citation de Shakespeare : « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark »).