Si la gauche veut des idées : leçon inaugurale d'Esther Duflo au Collège de France
Chers amis,
Vous le savez, nous voulons avec Désirs d’avenir donner à tous les citoyens l'information pédagogique leur permettant de devenir les analystes compétents, non seulement de leur propre situation, mais aussi des situations nationales et internationales.
Au mois de décembre, nous avons ainsi mis en ligne des extraits de la Conférence donnée par Stéphane Hessel à l’occasion du 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du citoyen.
Nous poursuivons aujourd’hui avec une présentation des travaux d’Esther Duflo, économiste française du Massachussetts Institute of Technology (MIT), à Boston. J’ai découvert cette jeune spécialiste du développement l’année dernière, au cours d’une visite du laboratoire qu’elle a fondée au MIT, le Poverty Action Lab. Passionnante, cette rencontre est à l’origine de certaines réflexions développées depuis dans l'ouvrage que j'ai coécrit avec Alain Touraine, Si la gauche veut des idées.
Les avancées majeures qu'Esther Duflo a initiées dans l’analyse des politiques de lutte contre la pauvreté, lui valent d’être aujourd’hui nommée au Collège de France. Elle prononcera jeudi 8 janvier sa leçon inaugurale, dont nous mettrons dès que possible en ligne le contenu.
Une économiste du développement, au service de l’évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté
Les droits de l’Homme, ce sont non seulement les droits politiques, mais aussi le droit fondamental à vivre dans la dignité. Or, les droits les plus élémentaires sont bafoués quand on vit avec moins d'un dollar par jour, comme c’est le cas pour 300 millions de personnes en Afrique subsaharienne.
Malgré ce constat, l’aide publique au développement mondiale est en baisse constante depuis deux ans. En 2007, elle se montait à 100 milliards de dollars : cela représente treize fois moins que les dépenses militaires engagées à l’échelle de la planète et 17 fois moins que les dépenses que l’Union européenne a consacrées au sauvetage du système bancaire.
La France est bien sûr touchée elle aussi. En 2009, notre aide au développement ne passera pas de 0,37 % à 0,47 % du PIB, comme cela était prévu, mais à 0,40 % ou 0,41 % du PIB (contre 0,5 % en 2007). Cette évolution est d’autant plus dramatique qu’elle affecte en priorité l’ « argent frais » que la France accorde au développement des pays du Sud, sous forme d’aide budgétaire et d’aide projet. En comparaison, la part des annulations de dette (qui n’ont aucune incidence pour le budget de l’Etat mais ne contribuent guère à la réalisation des objectifs du millénaire) n’a cessé d’augmenter depuis plusieurs années.
Evidemment, l’aide publique au développement ne se résume pas à des objectifs quantitatifs.
Parce que les ressources dévolues à l’aide sont trop rares et donc trop précieuses pour être gaspillées, Esther Duflo a développé une méthodologie révolutionnaire d’évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté. Avec une préoccupation : faire en sorte que les acteurs de l’aide investissent dans des actions ayant un véritable impact sur la pauvreté, et que chaque euro dépensé soit ainsi un euro utile.
Une démarche qui devrait être étendue aux pays du Nord
Les perspectives ouvertes par les travaux d’Esther Duflo sont immenses, y compris dans les pays développés. L’évaluation est en effet l’unique moyen de distinguer les politiques efficaces de celles dont l’impact est faible voire nul.
Si une politique, notamment une politique sociale, ne parvient pas à atteindre l’objectif qu’elle s’est fixée et donc à améliorer la vie de ses bénéficiaires, alors il faut la corriger. C’est la manière la plus légitime et la plus juste de justifier d’éventuelles économies.
Je regrette que le gouvernement ne se soit pas penché sur la question lorsqu’il a engagé la Révision générale des politiques publiques. Au lieu de procéder à des coupes aveugles et indifférenciées dans les budgets publics, il aurait été mieux inspiré de généraliser les évaluations d’impacts. Il aurait pu alors avec profit s’inspirer des voies explorées par Esther Duflo, pour le plus grand intérêt des usagers des services publics et des contribuables.
Amitiés,
Ségolène Royal
Pour en savoir plus, cliquez ici.
Webographie sommaire :
* programme du cours d'Esther Duflo au Collège de France
* page personnelle sur le site du MIT
* conférence "Qu'est-ce que l'économie du développement ?" donnée à l'Université de tous les savoirs le 26 juillet 2003
* conférence sur "Egalité des sexes et développement économique" donnée à l'Ecole d'Economie de Paris le 8 juin 2007
* étude comparée sur les conditions de vie des ménages pauvres dans 13 pays: "The Economic Lives of the Poor" (avec Abhijit Banerjee)
* "Marking Economics Relevant Again" : un article du New York Times sur les travaux d'Esther Duflo, Abhijit Banerjee, et du Poverty Action Lab
* site du Poverty Action Lab
* site du Poverty Action Lab en Europe
Esther Duflo au Collège de France : savoir – donc lutter – contre la pauvreté
Par Vincent Pons
Il y a encore dix ans, bon nombre de jeunes chercheurs en économie du développement clôturaient leur thèse, pourtant basée sur des analyses de données serrées et techniques, en rêvant d'un monde où l’approche expérimentale chère aux sciences "dures" pourrait être appliquée au terrain de la lutte contre la pauvreté.
C'est dans cette voie qu'Esther Duflo s'est engagée – par ses évaluations au Kenya, au Maroc ou en Inde, par ses publications, ses conférences et ses articles de vulgarisation. L’approche expérimentale et les principaux résultats qu'elle a permis d'obtenir jusqu'à présent en économie du développement feront l'objet de son cours au Collège de France.
A 36 ans seulement, la benjamine de l'institution est aussi la première titulaire de la chaire internationale "Savoirs contre la pauvreté". Son parcours suscite l'admiration: étudiante en économie et en histoire à l'Ecole Normale Supérieure, puis doctorante au Massachusetts Institute of Technology (MIT), elle y est nommée professeure à 29 ans et profite de la confiance qui lui est accordée pour créer en 2003, avec deux collègues américains, son propre laboratoire de recherche.
L'idée est simple et lumineuse: au MIT, Esther Duflo comprend très vite que le monde en développement sera au cœur de ses recherches. Son premier geste, théorique, informé notamment par sa formation en économie du travail, consiste à utiliser l’approche expérimentale pour évaluer des programmes de développement. En tirant au sort les bénéficiaires d'un programme de santé ou d'éducation à l'intérieur de l'échantillon plus large des individus enquêtés, l'on s'assure que les différences de résultat mesurées entre les bénéficiaires et le groupe de contrôle seront entièrement imputables au programme mis en place. De telles expériences contrôlées sont applicables à toute politique microéconomique pouvant être administrée de façon privilégiée aux individus, familles ou villages bénéficiaires sélectionnés aléatoirement (à l'exclusion, donc, de politiques qui par essence touchent l'intégralité d'un pays, comme une modification du taux d'intérêt directeur). Leurs conclusions sont transparentes, car l'analyse n'y est pas troublée par des mécanismes causaux concurrents, que le chercheur ne peut pas toujours mesurer. A long terme, le gain est immense – les programmes caractérisés par les meilleurs ratios coût-efficacité, aisément identifiés, seront seuls généralisés – et compense largement le coût immédiat de l'évaluation.
C'est là qu'intervient le second geste d'Esther Duflo: cette équation est simple mais elle n'en doit pas moins être intégrée par les décideurs politiques, les ONG, l'ensemble des acteurs de programmes en développement, soumis à des contraintes financières et souvent pris dans des dynamiques de court terme. Pour les convaincre, la création du laboratoire Poverty Action Lab donne un nom commun à des projets très divers mais utilisant chacun l’approche expérimentale, et l'énergie dépensée par Esther Duflo en Afrique, en Asie ou en Europe leur donne un souffle.
De son action, il faut retenir un pragmatisme doublé d'une générosité et d'un enthousiasme communicatifs et peu communs, mis au service de questions brûlantes qui, une fois ouvertes, laissent sans répit : pourquoi certains pays, certains individus sont-ils pauvres, et d'autres riches ; comment réduire la pauvreté des premiers ?
Ces questions essentielles traversent les travaux d'Esther Duflo, depuis des articles méthodologiques sur les atouts et les limites de telle technique d'évaluation, jusqu'à ses propres évaluations, combinant expériences contrôlées et autres approches. Cette chercheuse hors normes a réalisé l'évaluation de programmes d'incitation (transferts monétaires conditionnés à la présence en classe de l'enfant ou de l'enseignant, par exemple) et de construction d'infrastructures. Elle a mesuré les effets de l'introduction d'une nouvelle technique ou de nouveaux inputs sur la productivité agricole. Elle s'est attaquée aux moyens d'améliorer les services de santé et d'éducation, elle a étudié les rapports et les inégalités de genre à l'intérieur des ménages et dans la représentation politique. Dans ses projets ponctuels comme dans des travaux plus systématiques, elle dissèque les mécanismes à l'origine de la pauvreté, la façon dont celle-ci affecte les conditions dans lesquelles les individus prennent leurs décisions et crée ainsi les conditions de sa persistance. C'est cette compréhension qui informe la mise en place et l'évaluation de programmes ultérieurs. Avec Esther Duflo, nous voulons poursuivre ce double effort, de connaissance et d'action: savoirs – donc lutte – contre la pauvreté.
Vincent Pons
Vincent Pons est en première année de PhD d’Economie au MIT. Il a travaillé pendant un an comme assistant de recherche sur un projet dirigé par Esther Duflo au Maroc.