De Jackson à Obama : un fil politique ?
Par Guillaume Fedou et Sophie Bouchet-Petersen
Comme des millions de téléspectateurs, nous avons regardé en direct les obsèques de Michaël Jackson, événement planétaire qu'on ne peut balayer d'un revers de main au motif qu'il ferait diversion par rapport aux sanglantes répressions de la Chine et de l'Iran, au coup d'Etat du Honduras et à bien d'autres tragédies subies au même moment par les peuples du monde. Car ce deuil mondialisé et cette « communauté d'émotion » (comme la nomme Paul Virilio, penseur des vitesses contemporaines), il faut tâcher aussi d'en comprendre le sens. A la mort de John Lennon, les radios mondiales observèrent une minute de silence. Mais la ferveur éplorée et partagée sous toutes les latitudes qu'a suscitée la mort de Michaël Jackson est proprement inédite.
Ce chagrin 2.0 va d'abord, bien sûr, à l'immense artiste qui a réussi la synthèse éclatante de ce que la soul music, le rock, la pop et même le jazz ont produit de mieux, de Stevie Wonder à Mac Cartney en passant par James Brown et, bien sûr, Bob Marley, premier artiste noir devenu messie planétaire. Des millions d'adolescents se sont entraînés à reproduire les pas du « moonwalk », Fred Astaire l'a adoubé comme son successeur, Miles Davis a emprunté à son répertoire, nombre de rappeurs ont échantillonné ses rythmes, des générations de chanteurs et de danseurs ont été influencées par ses performances.
La gloire de Michaël Jackson éclate en 1979, avec l'album Off the Wall produit par le maître Quincy Jones. Il révèle ce que l'enfant à la voix de cristal des Jackson Five portait en lui : un performer hors norme, dynamitant un à un tous les codes de classification musicale et chorégraphique en vigueur. Michaël Jackson ne conçoit pas ses clips comme de simples supports promotionnels mais comme de véritables mini-films qui préfigurent, avec un temps d'avance, la virtualisation du monde musical devenue chose courante dans les années My Space.
C'est ce statut de pionnier du virtuel et de la réinvention de soi qui a fait la popularité universelle de Michaël Jackson, des bas-fonds de Lagos aux quartiers huppés de Manhattan. Rien ne serait plus réducteur que de s'en tenir – même s'il fut aussi cela – à l'image du mégalomane paranoïaque défiant le temps et isolé dans un caisson à oxygène.
Michaël Jackson fut la première icône véritablement planétaire, adulé au Nord et au Sud, à l'Est et à l'Ouest (à Prague, en 1996, on érigea sa statue à la place de celle de Staline, lors du lancement de l'European History Tour). Mutant des temps modernes, il a donné à voir sa métamorphose (au sens kafkaïen) en temps réel, androgyne dépigmenté auquel nul ne fit pourtant le reproche de n'être qu'un « bounty » et dont le clip « Black or White » délivrait le message. Son père aujourd'hui déshérité, Joey Jackson, le priva d'enfance ; il le traitait de « singe », pour la forme de son nez et la couleur de sa peau, mais lui faisait jouer, avec ses frères, le singe savant en le poussant sur la scène Motown à l'âge où d'autres apprennent la lecture et le calcul. Cette enfance qu'il n'eut pas, Michaël Jackson voulut en faire son âge éternel.
Mais les jeunesses du monde entier - des deux Europes quand elles étaient encore séparées par le Mur, des Amériques, d'Afrique ou d'Asie - ne s'y sont pas trompées : Michaël Jackson fut tout autant un fils prodige qu'un enfant sacrifié. Il suffit de réécouter ses a cappella de I'll Be There ou de Ben pour être saisi par cette voix prodigieuse d'un enfant qui ne fut jamais comme les autres. Tous les commentaires, toutes les analyses, judiciaires, médicales ou même artistiques se fracasseront toujours sur cette innocence-là et ce talent inouï.
Vint ensuite la vie de jeune homme et d'artiste en nom propre, loin de la tribu de Gary, dans l'Indiana, enfin émancipé du frère Jermaine et des grandes soeurs Janet et La Toya. Une vie dont il voulut être le maître, littéralement off the wall, titre de son premier album solo et premier succès mondial avant Thriller, sorti trois ans plus tard, qui changea musicalement la face du monde. Albums révolutionnaires qui transcendent la notion même de musique : danse, pochettes de disques, scénographie et bien sûr vidéos avec ces trois films (Billie Jean, Thriller et Beat It) feront basculer les années 80 de l'image vers l'imagerie.
C'est à ce moment précis que Jackson fait, à son corps défendant, son entrée en politique. Parce qu'il est le premier Noir à vendre plus de disques que toutes les stars du rock. Parce qu'il s'autorise le projet d'acquérir les droits du plus grand groupe pop de l'histoire, les Beatles. Quelle revanche après des années de pillage, fût-il admiratif, du catalogue blues et jazz par des artistes blancs qui n'étaient pas tous, à l'instar d'Elvis Presley, camionneurs dans l'Arkansas ! Parce qu'il incarne alors un affranchissement, une forme de prise de pouvoir, allant plus loin que tous ceux qui avaient, avant lui, pavé le chemin, les James Brown, Stevie Wonder, Coltrane, Charles Mingus, Diana Ross, sa marraine artistique, et tant d'autres.
Michaël Jackson voulut plus que s'inscrire dans le sillage du mouvement "black is beautiful" : devenir « blanc » sans renoncer à être « noir », hybride proprement innommable. Ahurissante traversée des apparences et sculpture de soi qu'on ne peut réduire à sa dimension de pathologie moderne. Paul Mc Cartney sera toujours un petit gars de Liverpool et Bono un Irlandais en or massif. Mais comment qualifier celui qui s'acharna à transgresser les étiquettes de genre et de couleur ? Celui qui s'est voulu au-dessus des lois du monde physique, à commencer par celles de la pesanteur et de l'âge ? Celui qui vécut en orbite à Neverland, ce monde de Peter Pan où les enfants ne grandissent jamais, et se voulut éternel de son vivant ?
Sa quête d'éternité aura eu raison de lui. De plus en plus virtuel à l'écran, sorte d'hologramme de lui-même, Michaël Jackson subira une réalité de plus en plus cruelle. L'âge, d'abord, qui ne fait pas de quartier. Les affaires, ensuite, avec ces droits des Beatles trop coûteux et ces accusations de pédophilie effacées à coup de millions de dollars. Rien n'y fait : il n'est plus un enfant et personne ne croit à cette fable d'un Peter Pan revisité par MTV, marchant sur l'eau comme aux temps de We Are The World, période où son talent et son ego étaient au service d'une cause, l'Afrique, qui le lui rend si bien aujourd'hui à travers ses milliers d'hommages.
Lors de ses récents procès, Jackson était accompagné de gardes du corps issus, dit-on, de la Nation of Islam. Se serait-il radicalisé ? Bambi chasserait-il sur les mêmes terres que celles de Mohammed Ali ? Pas sûr. Mais si l'on a en tête que les Africains déportés pendant la traite esclavagiste sont devenus "Noirs" déshumanisés sur le sol américain, le travail de blanchiment qu'il a opéré sur lui-même a sans doute valeur non de mimétisme mais de refus des codes dominants. C'est sans doute pourquoi, de par le monde, on n'y a pas vu de trahison des origines.
En ce sens, peut-être Michaël Jackson aura-t-il, au bout du compte, préparé à sa manière le triomphe d'un vrai métis en la personne de Barack Obama, fan de son génie musical universel et aboutissement politiquement réussi d'un refus sans amnésie des assignations identitaires qui emprisonnent.
Guillaume Fedou
Sophie Bouchet-Petersen
Source : Désirs d’Avenir