Le capitalisme financier a besoin de réformes radicales
A partir de « La crise de trop » de Frédéric Lordon et « Trois leçons sur la société postindustrielle » de Daniel Cohen.
Par l'Équipe de Ségolène Royal
Rappelons-nous d’où la crise tire sa puissance dévastatrice.
Dans quelques jours, le G20 se réunira une nouvelle fois aux États-Unis. Le scénario en est réglé au millimètre.
A l’issue d’un round de négociations habilement mis en scène, les dirigeants des vingt pays présents sortiront, épuisés mais heureux d’un énième accord arraché. Ils se féliciteront des « concessions nécessaires » et du « sens du compromis » dont tous auront apporté la preuve.
Et puis tout cela retombera et on regardera les résultats à froid. Piètres au mieux. Illusoires au pire. Faute d’avoir traité la racine du mal, faute d’avoir eu le courage d’opposer la légitimité des peuples à la nuisance des lobbys financiers.
Certes, on aura un peu mieux tracé le sillon de Bâle II, avec l’application de nouveaux ratios de solvabilité et l’obligation pour les banques de détenir plus de fonds propres ; on aura promis un encadrement de la rémunération des traders ; la liste grise des paradis de l’OCDE se réduira bientôt et ouvrira sur l’aube radieuse de la finance transparente. Peut-être.
Mais quoi qu’il en soit rien de décisif. Rien de la réforme du capitalisme mondial promise à grands refrains de « plus jamais ça ». Rien pour surmonter les désordres chroniques qui ont préparé le terrain de l’apoplexie connue depuis un an.
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A la racine du mal, la société d’actionnaires
Il ne faut jamais oublier que le déchaînement des appétits spéculatifs a prospéré sur le sur-endettement des millions de familles déclassées, sous-payées et exposées à une précarité grandissante. Jamais.
Il ne faut jamais oublier qu’en dix ans, les très-hauts salaires d’une infime minorité explosaient (+ 20 % pour les 600 000 Français les mieux payés), et les dividendes versés aux actionnaires, eux, doublaient. Et qu’en dix ans, le revenu de la moitié des Français stagnait désespérément, produisant un déclassement insupportable.
Libéralisation, déréglementation : avec des capitaux libres de circuler à toute heure en tout point du globe, les actionnaires (comme les salariés les plus qualifiés) ont exercé une pression constante pour accroître leur rémunération, au détriment de l’investissement et des salaires du plus grand nombre.
D’années en années, le chantage des actionnaires a été poussé un peu plus. Chaque année, un cran supplémentaire, comme un supplice chinois enserrant un peu plus l’économie réelle dans ses fers.
On a usé de multiples néologismes, de multiples anglicismes pour mieux « plumer » les salariés, mais toujours en leur procurant la jouissance du crédit et l’illusion de l’opulence.
Un exemple, méconnu et pourtant central dans les évolutions récentes du capitalisme : avant, il y avait le profit ; ce profit, c’était l’écart entre des recettes et des dépenses ; et puis un jour, parce que le vent de la « bataille des marges » tournait en faveur de l’actionnaire, il y eut l’E.V.A, economic value added, la valeur économique additionnelle.
Ce jour là, on a considéré qu’il y avait une valeur économique élémentaire, une sorte de profit minimum admissible pour l’actionnaire, l’ « os » de la rentabilité d’une certaine manière. Et puis il y avait la valeur économique qui se rajoutait à ce minimum. La chair de la rentabilité.
Cette distinction est apparue quand les actionnaires ont considéré que le fait même d’apporter du capital devait être rémunéré, et ce quel que soit le résultat. Il leur fallait un revenu garanti, un bonus d’entrée.
Les actionnaires disaient en effet : « on pourrait placer notre épargne ailleurs, là où on est sûr de percevoir 6 % par an. Donc, il faut qu’on s’y retrouve. Si je choisis votre entreprise il faut que vous me garantissiez au moins ces 6 % par rapport aux capitaux investis ».
Et ainsi, sans que quiconque ne le sût, par une entente tacite entre « managers » et actionnaires, fut inventé le SMIC de l’actionnaire. Au moment où le salaire minimum, le vrai, était combattu par les prophètes du marché, ce SMIC à l’envers, ce SMIC hérétique prenait un essor sans limites.
Attention. On aurait pu croire que tout s’arrêterait là. Mais non ! Ce n’était qu’un début. Insensiblement, c’est la notion de profit qui s’en est trouvée déplacée.
Car le minimum de 5 ou 6%, ce n’était après tout que le remboursement d’un dû. Ce n’était pas encore du profit. C’était rien du tout. Un peu comme si à l’école, les enfants n’apprenaient à compter qu’à partir de cinq ou six. Comme si cinq était égal à zéro ; six à un ; sept à deux. Et ainsi de suite.
L’entreprise pouvait bien être bénéficiaire pour le commun des mortels, pour les travailleurs, pour leurs familles. Pour tout le monde mais pas pour les actionnaires. L’entreprise pouvait faire des bénéfices, mais ne pas être « profitable ».
Aux 6 % du minimum minimorum, on a donc ajouté 9 % de profits disons « raisonnables ». Voilà comment la norme des 15 % s’est imposée. Voilà comment on a considéré comme profit ce qui n’était en fait que du sur-profit. Par un jeu de passe-passe exorbitant, un coup de bonneteau.
Et on aurait pu croire que les capitaines d’industrie, les entrepreneurs, les chefs d’entreprise ne se laisseraient pas faire. Qu’ils lutteraient aux côtés des salariés pour le bien de l’entreprise.
Parce qu’ils avaient une vision à long terme.
Parce qu’ils avaient, eux, une certaine idée de l’investissement nécessaire pour produire la richesse du lendemain.
Parce qu’au fond, eux-aussi étaient avant tout des salariés.
Mais il n’en a pas été ainsi. On a inventé les stock-options et les bonus pour que les dirigeants de grandes entreprises deviennent les meilleurs alliés des actionnaires. Voire, des actionnaires eux-mêmes.
Et plus l’entreprise faisait de profits à court terme et plus ils y gagnaient. On a licencié, délocalisé : meilleurs les résultats étaient, plus il y avait de dividendes pour les actionnaires, plus il y avait de prolifiques rachats d’action, et mieux se portait la plus-value.
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On sait où ce dérèglement organisé des appétits financiers nous a mené.
Au tout début des années 1990, une grande banque comme la BNP avoue un petit taux de profit, de 2 % à 3 %. L’histoire est là pour attester que cela n’a pas empêché la BNP de prospérer jusqu’ici, mais précisément cette histoire va changer...
A la fin de la décennie, le pli est pris : la « norme » actionnariale exige 15 % ! La BNP, qui en 1999 se bat contre la Société générale, a fait bien des progrès : elle s’engage dorénavant sur un taux de retour de 18 %. Le milieu de la première décennie 2000 voit des entreprises de moins en moins rares proposer à leurs actionnaires de profit de 20 %, voire 25 %. En 2006, The Economist s’extasie sur la performance de Goldman Sachs qui aura « sorti » un 40 % record.
Et parce qu’ils pouvaient tout, on leur a tout cédé. La déréglementation, aiguillonnée par les lobbies de toutes sortes, s’est accélérée au cours des années 2000 pour accroître encore les taux de profits.
Il y a une histoire méconnue et révélatrice qui mérite d’être racontée. En 2004, les grands patrons des banques américaines se réunissent avec les autorités en charge de la réglementation des marchés financiers. Parmi eux, Henry Paulson, alors dirigeant de la banque d’investissement Goldman Sachs et futur secrétaire au Trésor de Georges W Bush.
Au cours de cette réunion en apparence anodine, on prend une décision qui n’a l’air de rien. Un « ajustement technique »…. Dans le secret d’une obscure salle, on va décider d’augmenter les possibilités d’effet de levier des banques. Cela ne dit rien à personne sauf aux spécialistes.
Mais c’est ici que tout se noue. Qu’est ce que l’effet de levier ? C’est un moyen d’augmenter la rentabilité pour les actionnaires en recourant à l’endettement. C’est une des clés de la finance moderne, une réinvention de la « multiplication des pains ».
Prenons un exemple : les actionnaires et associés d’une entreprise décident de faire un investissement. Ils en attendent une certaine rentabilité, mais après réflexion, elle leur paraît insuffisante. Qu’est-ce qu’ils font alors ? Ils font ce que l’on fait tous : ils empruntent. Mais dans des proportions beaucoup plus grandes. Leur apport en propre reste le même, mais grâce à l’emprunt, ils ont alors suffisamment d’argent pour faire un investissement qui leur rapportera, ils l’espèrent, plus de profits.
Il est là l’effet de levier : avec la même mise initiale, vous générez plus de profits, donc vos fonds propres vous rapportent plus : ils sont plus rentables.
Mais on comprend vite qu’il est de salut public de poser des limites à ce jeu dangereux. Qui dit plus d’endettement, dit plus d’effet de levier mais aussi plus de risques. Dans le monde de la banque, on avait limité à 12 l’effet de levier. Après cette fameuse réunion de 2004, il fut porté à 30. Pour que les fonds propres soient trente fois plus rentables, on imagine aisément les niveaux d’endettement qu’il faut atteindre. Donc les risques que l’on court.
Voilà comment nous sommes allés dans le mur, insensiblement mais sûrement, réunions « techniques » après réunions « techniques ». Les digues ont sauté les unes après les autres. On a pris des risques de plus en plus grands. Les actionnaires ont pressé les entreprises. Les banques ont négligé leur activité de prêt aux PME et PMI pour développer leurs activités d’investissement sur les marchés.
C’était il y a un an. C’était hier. C’est aujourd’hui. Entretemps rien n’a changé.
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Un nouveau rapport de force.
Des contre-pouvoirs à la puissance du capital
Au fond, on a oublié pendant trente ans que la finance et l’économie n’étaient pas séparables de rapports de force politiques et sociaux.
Non seulement la finance s’est mise au service d’elle-même. Mais pour ce faire, elle a parasité entreprises et travailleurs, organisant un enfer salarial fait de rémunérations gelés, de pression à la productivité, de réorganisations brutales, de licenciements secs.
« La cohésion d’une société est menacée lorsqu’il n’y a plus de contre-pouvoirs. La crise nous a montré quelles forces gigantesques soutiennent le capitalisme financier. Et elle nous donne une idée de l’ampleur des forces qu’il faudra lui opposer pour éviter la reproduction d’une telle catastrophe ».
En vingt ans toutes les barrières empêchant l’accaparement actionnarial ont été levées. Barrière réglementaires, barrières sociales, barrières fiscales. Deux décennies au cours desquelles la règle d’or du capital aura été passée par pertes et profits. Cette règle d’or était simple et robuste, de bon sens : la rémunération du capital ne peut être durablement au dessus du taux de croissance de la production. Mais elle a été sabordée parce que la perspective de gains colossaux et rapides a conduit à une fuite en avant irrécupérable.
Il est temps aujourd’hui de renverser le rapport de force et d’instaurer un nouvel ordre économique.
C’est un combat juste.
Un combat légitime.
Un combat d’avant-garde.
Un combat pour l’humain. Pour sa liberté, pour son épanouissement.
Paroles faciles diront certains. Non paroles lucides. Faute de quoi le capitalisme succombera à ses propres errements et emportera les peuples dans sa chute.
Ne soyons pas naïfs. Dans l’ombre, des lobbys puissants s’affairent. Les puissances bancaires ont leurs entrées dans les cercles du pouvoir. Elles demandent l’aide de la puissance publique mais refusent que l’Etat rentre à leur capital ; elles font mine d’accepter des contraintes sur les rémunérations et les bonus, mais ces contraintes n’en sont pas.
Le discours s’est brouillé. Les leurres prolifèrent. Tout le monde est pour la régulation. Tout le monde est pour l’Etat. Tout le monde est pour le contrôle. Un savant jeu de rôles est organisé. Le gouvernement doit montrer qu’il agit. Les mots sont durs, les banques sont convoquées, on pousse des cris d’orfraie, c’est la place financière de Paris qu’on assassine. La menace est jugée médiatiquement crédible, le pouvoir est satisfait ; les banques se rassurent, les acteurs ont été bons, le pire est évité.
Ces connivences existent en France, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Voilà pourquoi l’agenda du G20 est finalement si mince. On a légitimement insisté sur la rémunération des traders et sur les paradis fiscaux. Dont acte. Mais quid de la mobilité du capital et des niveaux absurdes que sa rémunération a parfois atteinte ? Quid du surendettement qui trouve sa source dans un salariat laminé et précarisé ?
Comme l’écrit Jacques Attali, « ces lobbys sont si puissants qu'on n'en sortira que par une révolution politique ». Cette révolution politique, c’est celle qui prendra appui sur la volonté des peuples pour contenir les appétits financiers. C’est celle qui bridera de nouveaux les forces que l’on a laissées échapper il y a une trentaine d’année.
On évoque la taxe Tobin. C’est une bonne (vieille) idée en effet. Taxer les mouvements de capitaux pour inciter le capital à réfléchir, pour jeter un sceau d’eau froide sur la tête des spéculateurs et calmer leurs ardeurs, eux qui engagent chaque jour des milliards de transactions spéculatives. Un moyen de dégager de l’argent aussi pour l’équilibre nord/sud, pour la lutte contre le réchauffement climatique.
Mais l’urgence fondamentale, celle qui remettra de l’ordre, c’est celle qui limitera la rente que les actionnaires prélèvent sur les entreprises et les salariés. Frédéric Lordon émet une proposition intéressante. Puisque 6 % est une valeur minimale acceptable pour les actionnaires, qui correspond en gros à la rémunération d’un placement sûr, pourquoi ne pas limiter la marge actionnariale à ces 6 %, augmentée d’une prime de risque pour tenir compte de la spécificité d’un investissement en actions ?
Avec ironie, il appelle cela le SLAM, Shareholder Limited Authorized Margin, la marge limite autorisée de l’actionnaire. Passer de 15 % à 7 ou 8 % aurait déjà le mérite de desserrer l’étau qui pèse trop souvent sur les entreprises et sur la rémunération du travail, sans toucher d’ailleurs à l’investissement, notoirement trop faible en France.
Mesure impossible à appliquer ? Fuite des capitaux ? Mais justement, pourquoi ne pas en avoir fait un sujet digne de figurer à l’ordre du jour du G20 ? Pourquoi ne même pas avoir essayé d’instaurer un minimum de coordination ?
Par ailleurs, serait-il si illusoire de prétendre d’abord agir au niveau de l’Union européenne ? Comment penser que les capitaux internationaux fuiraient massivement la première puissance économique mondiale ? Ne sommes-nous pas aujourd’hui encore otages de peurs apocalyptiques qui n’ont pas lieu d’être ?
De nouvelles régulations, simples et robustes
L’appétit débridé de la finance est la cause profonde du mal qui a failli emporter le monde avec lui ; mais rien ne serait arrivé si des autorités de contrôle robustes avaient pu jouer leur rôle.
Passons sur le manque chronique de moyens de ces autorités nationales, quand la finance opère sur un terrain de jeu transnational.
Passons sur le rôle des agences de notations, souvent juges et parties et dont tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui qu’elles devraient être mieux contrôlées, voire nationalisées.
Passons sur les multiples collusions, conflits d’intérêt, négligences tacitement acceptées entre les autorités de régulations et les institutions dont elles sont censées assurer la surveillance.
Passons sur le cas Paulson, le Secrétaire au Trésor, ancien dirigeant de Goldman Sachs, qui abandonne à son sort Lehman Brother, le concurrent historique de Goldman.
Passons sur le cas Pérol, ancien secrétaire général adjoint de l’Eysée et aujourd’hui président du nouvel ensemble Banque populaire / Caisses d’épargnes, qui n’a rien à lui envier en terme de conflits d’intérêts.
Si les régulateurs n’ont pas pu jouer leur rôle, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils en ont été empêchés. Non pas accidentellement. Mais parce que la finance leur a échappé. Parce que la prolifération des produits dérivés a rendu le système immaîtrisable. Sa nature même a précipité le risque d’accident intégral.
En 2003, Warren Buffet qualifiait les dérivés de crédit d’« arme de destruction financière massive ». Il prêcha dans le désert, pour le plus grand malheur de tous.
Soyons justes. Initialement, les produits dérivés ont été développés pour que les entreprises puissent se couvrir contre certains risques, les variations de taux de change ou de taux d’intérêt notamment.
[Par exemple, une entreprise importatrice achète pour 100 dollars de marchandises aux États-Unis. La parité est à 1 euros pour un 1,5 dollars. Son achat lui coûtera donc 66 euros. Mais comme il aura lieu dans 15 jours et que le taux est susceptible de changer entre temps, l’entreprise veut se prémunir. Si l’euro baissait et s’échangeait à 1,25 dollars, son achat lui coûterait 80 euros. Elle y perdrait. L’entreprise passe donc un contrat garantissant le taux à 1,5, quelle que soit la fluctuation du taux de change.
Mais par définition qui dit contrat dit cocontractant. Il faut en face une personne qui accepte en contrepartie d’endosser le risque d’une variation à la place de l’entreprise. Si l’euro s’apprécie et s’échange à 1,75 dollars, elle y gagne : elle achète 100 dollars pour 57 euros ; l’entreprise lui paie 66 euros et elle empoche 9 euros de bénéfice. Si l’euro se déprécie, le cocontractant y perd. C’est un pari sur l’avenir qu’elle fait à la place de l’entreprise]
Deux phénomènes sont venus complexifier et pervertir la vertu de ces instruments de protections :
1. très vite, le marché des dérivés n’a plus seulement été un moyen au service d’un objectif de couverture, mais une fin en soi. Ces marchés sont devenus un immense terrain de jeu pour des spéculateurs en mal de paris en ligne ;
2. la prolifération des produits et le développement des transactions de gré à gré (de la « main à la main », sans intermédiaire), indépendamment de toute norme standard et de tout marché organisé a empêché de les contrôler comme ils auraient du l’être.
Le comble a été atteint avec la croissance invraisemblable des dérivés de crédits, lorsque les banques se sont mises à créer de nouveaux produits à partir des créances qu’elles détenaient sur les ménages américains. Elles ont inventé le « saucisson financier », en fabriquant de toute pièce des titres fourrés avec des bouts de créances sûres (la viande maigre) et des bouts de créances risquées (le gras).
En vendant ainsi des panachages de créances, les banques ont pensé se prémunir contre les risques de non remboursement, croissant avec le surendettement des familles américaines. Elles ont pu prêter encore plus. Mais ce faisant, elles ont créé une spirale d’endettement et dispersé les risques sur l’ensemble des marchés, tous les spéculateurs se ruant comme des mouches sur ces produits aux caractéristiques (rémunération, risque) infiniment modulables.
Ainsi a longtemps coulé le fleuve puissant du Pactole financier. Livrée à elle-même, la finance a transformé les instruments de couvertures en outils de spéculations. Tout cela, bien sûr, contracté de gré à gré pour opacifier un peu plus les choses et mêler les fils à l’infini. On pense que le pire ne se produira jamais, mirage entretenu par ceux qui ont l’immense culot de prétendre que le marché s’ajuste seul. Et puis, un jour, tout s’effondre. Les visages hébétés des banquiers de Lehman défilent sur les écrans de Times Square à New-York.
C’est à cela qu’il faut aujourd’hui mettre fin. Et c’est à ces pratiques que le G20 aurait dû porter un coup d’arrêt, la prolifération maladive de produits douteux et non traçables risquant un jour de nous renvoyer au bord du gouffre.
Les esprits prétendument lucides (ceux-là même qui nous disaient que tout allaient bien à la fin du mois d’août 2008) hurleront à l’extrémisme. Ceux qui veulent que rien ne changent diront avec l’air docte : « ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain » ; « Ne bridons surtout pas la créativité du marché, qui, dans sa sagesse, alloue le capital là où il est le plus efficient ».
Le mot est lâché. Efficience. Définition : le capital est efficient lorsqu’il s’investit là où il génère le plus fort rendement. Mais justement. Où le rendement est-il le plus fort ? Dans l’économie réelle ? dans la PME qui cherche un second souffle ? Ou dans le marché des dérivés exotiques, jamais en mal de nouveaux produits rémunérateurs ? Non, cassons le mythe de l’efficience naturelle des marchés et qu’on se le dise : le marché n’est pas efficient dès lors qu’une course au gain sans borne incite les institutions financières à prendre les positions les plus risquées.
Voilà une raison suffisante pour douter de l’utilité des contraintes qu’imposera le G20 en matière de fonds propres.
Mesure utile bien sûr que de demander aux banques des fonds propres suffisants pour couvrir leurs engagements et limiter leur activité spéculative.
Mesure essentielle que de limiter et si possible plafonner la rémunération des traders (on en est loin hélas) pour calmer les comportements irresponsables.
Mais tout cela n’enlèvera rien au caractère incontrôlable de la finance. Incontrôlable parce que les dérivés sont la drogue des spéculateurs, leur shoot quotidien.
Les sachants de la chose financière ont oublié une toute petite vérité, élémentaire, minuscule, mais tenace comme un grain de sable : dans les opérations sur produits dérivés, il y a toujours un gagnant… et un perdant. Un assuré… et un parieur-spéculateur qui prend le risque à sa place.
Et quand les traders détrônent ceux qui ont légitimement besoin des marchés dérivés pour se couvrir, quand ils prennent des positions de plus en plus risquées parce que la perspective de gain est mirobolante, on obtient la longue litanie des scandales financiers, Société générale, Natixis, Caisses d’épargne, Bear-Stearns, Lehman…
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Dans ce paysage de champ de bataille dévasté par la crise, il est plus que jamais indispensable de s’en remettre à des valeurs et des règles simples, claires, discutées par tous et en premier lieu par les contribuables. Les tenir à distance du débat sur l’avenir du capitalisme, alors même qu’ils ont été les premières victimes de la crise, paraît inconcevable.
Les règles que je propose sont frappées au coin du bon sens. 1) recentrer les banques sur leur véritable métier, la collecte d’épargne et le prêt aux entreprises ; 2) interdire aux établissements financiers de proposer autre chose que des produits solides, rudimentaires, robustes, bien identifiés et tracés.
Cet impératif de simplicité et de robustesse, à rebours de la sophistication débordante des deux dernières décennies, a deux objectifs : éviter l’accident intégral que nous avons frôlé l’année dernière ; éviter que la régulation financière, en épousant la complexité et le raffinement infini des produits et des acteurs, ne devienne elle-même impossible.
Pour commencer, il faudra bien que l’Union européenne et le G 20 mettent à leur agenda la séparation entre banques de dépôts d’un coté (pour les PME et les particuliers) et banques d’investissement de l’autre, centrées sur le financement des grandes entreprises, les placements financiers et les opérations de marchés.
On entend déjà les objections des grands argentiers, on imagine sans peine la ronde des amis du pouvoir : « vous n’y entendez rien, c’est parce que les banques françaises sont des banques universelles, c’est parce qu’elles rassemblent dans de grands groupe les activités de banques de dépôt et de banques d’affaire qu’elles ont mieux résisté. »
Rétablissons la vérité.
Comment ne pas résister à la crise quand il n’y a guère que six grandes banques en France pour se partager l’épargne de 60 millions de Français ?
Comment ne pas résister quand on peut se renflouer sur le dos de millions de petits épargnants, dont les économies ne sont quasiment pas rémunérées ?
Comment ne pas résister quand on ne prête plus qu’à des taux usuraires, alors même que ceux de la Banque centrale européenne n’ont jamais été aussi bas ?
Comment ne pas résister quand la facturation des frais financiers devient aussi injuste et exorbitante ?
La défense du modèle de banque universelle au nom de sa prétendue sécurité a bon dos. Elle masque le souhait inavouable de continuer à prospérer sur la bête.
Ce que les dirigeants de BNP Paribas, de la Société générale, du Crédit agricole ou des banques populaires omettent de dire, c’est que le modèle de banque universelle peut s’avérer extrêmement dangereux et déresponsabilisant pour deux raisons :
1. les banques ont pu prendre des risques abyssaux sur les marchés et perdre des sommes vertigineuses parce qu’elles savaient qu’elles avaient derrière elles les dépôts des épargnants pour éponger leur ardoise.
2. ces dépôts sont un instrument de pression terriblement efficace pour demander aux gouvernements de les renflouer en cas de coup dur. « Renflouez-moi sinon c’est la ruée bancaire et tout s’effondre ».
Que l’on demande leur avis aux guichetiers de Citigroup, une des premières banques universelles autorisée aux États-Unis, banque symbole de tous les reniements et d’une forme de permissivité financière intolérable. En 1999, c’est pour elle que le secrétaire au Trésor de Bill Clinton, Robert Rubin met en pièce le célèbre Glass Steagall Act de 1933.
Après la Crise de 1929, le Président Roosevelt avait imposé une séparation étanche entre banques d’investissement et banques de dépôt. De cette manière les premières, touchées par le Krach sur les marchés financiers, ne pourraient plus contaminer les secondes. L’objectif était d’éviter que ne se reproduisent les paniques bancaires traumatisantes de 1929 et 1930.
Au pic de la croissance folle des années 90, on a trouvé toutes les bonnes raisons pour mettre fin à cette réglementation : c’était l’époque des fusions géantes, c’était le temps où AOL et Time Warner liaient leurs destinées.
Pour financer ces opérations, les banques d’investissement avaient des besoins gigantesques de liquidités. Pourquoi ne pas profiter du tas d’or sous-valorisé des banques de dépôt ?
Ainsi, pour la première fois depuis 1933, on a autorisé des banques, dont Citibank, à cumuler activité de dépôt et investissement. Manque de chance, la banque universelle n’a pas apporté la démonstration de sa plus grande capacité de résistance. Le 23 novembre 2008, le cours des actions de Citigroup baisse d'environ 70 %. Elle est laminée par les positions prises sur le marché des subprimes. Le gouvernement fédéral américain garantit plus de 300 milliards de dollars de ses actifs en échange d'une prise de participation dans l'entreprise de 27 milliards de dollars.
Le 16 janvier 2009, Citigroup annonce son intention de se réorganiser en deux entités : Citicorp pour ses activités bancaires de détail et City Holdings pour ses activités sur les marchés. Avec à terme la perspective de se séparer de cette deuxième entité. Un beau revirement, qui devrait faire réfléchir les banquiers français…
Eriger de nouvelles barrières de protection donc. Cela signifie également une simplification drastique des produits financiers.
On demande aux banques des choses simples : accorder des crédits et, bien sûr les conserver en assurant leur suivi jusqu’à maturité ; piloter des émissions de produits simples, actions et obligations classiques ; manufacturer des produits d’épargne simples également, essentiellement sous la forme de livrets d’épargne garantie.
Les conséquences de cette simplification des produits sont claires :
1. limitation des marchés de gré à gré au profit de marchés organisés ; ces derniers comportent des chambres de compensation (l’intermédiaire par qui passent les transactions : « l’acheteur de tous les vendeurs et le vendeur de tous les acheteurs ») qui devraient à l’avenir exiger des dépôts de marges beaucoup plus importants qu’aujourd’hui : lorsqu’on s’engage sur une opération, il faut avoir l’argent avec soi et ne pas attendre le résultat du pari !
2. détitrisation. La généralisation de la titrisation ne date que du début des années 90. La supprimer ne serait pas une absurdité au regard des risques qu’elle fait prendre. Une possibilité serait de limiter à un certain pourcentage la part de crédits titrisables.
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Certains comme Jacques Attali, appellent à une Révolution politique pour mettre fin aux errements infiniment dangereux de la finance mondiale. Peut-être dans ces conditions est-il temps de s’inspirer de Sieyes lorsqu’il écrivait Qu’est-ce que le Tiers État ? et de répondre aux trois questions réellement importantes :
Que devons-nous faire maintenant ? Tout.
Qu’attendons-nous du sommet du G 20 ? Rien ou pas grand-chose hélas.
Que demandons-nous ? A agir enfin pour que cela n’arrive plus jamais.
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