Quelle histoire pour quelle nation ?

Publié le par Dominique Millécamps

L'histoire doit être réécrite pour une identité française ouverte et multicolore dans l'Europe et le monde d'aujourd'hui.

Par Suzanne Citron

La nation nouvel enjeu de la campagne présidentielle ? Mais quelle nation, et selon quelle Histoire ? S'agit-il du « roman national », qui survit en filigrane dans les manuels de l'école et en bribes dans les souvenirs des aînés ? Pour se défendre contre le tollé suscité par son inadmissible projet d'un « ministère de l'immigration et de l'identité nationale », Nicolas Sarkozy a déclaré (Caen, 9 mars) : « Celui qui arrive et qui aime la France devient l'héritier de tout son passé. » Du côté de Ségolène Royal, « La gauche et la droite ne mettent pas le même contenu dans la notion d'identité » affirme Stéphane Rozes, tandis que Jean-Pierre Chevènement, très présent auprès de la candidate, assure qu'avec la Marseillaise et le drapeau, Ségolène Royal reprend le terrain trop souvent abandonné par la gauche depuis des lustres à la droite et à l'extrême droite (Libération, 27 mars). Mais la question de l'Histoire n'est pas posée.

L'Histoire scolaire, fabriquée dans le contexte des passions nationalistes des années 1880 et de la culture raciale de la supériorité blanche et européenne, faisait silence sur la traite des noirs et sur l'esclavage. Elle exaltait la colonisation comme « la grande oeuvre de la République ». Dans l'école devenue obligatoire, elle devait bâtir l'unité patriotique et nationale. Les enfants de la métropole, qu'ils soient corses ou basques, ont tous appris que leurs ancêtres étaient gaulois. Aux petits indigènes scolarisés dans l'Empire, aux Antilles, en Algérie, au Sénégal, l'Histoire a imputé des grands-pères gaulois, qui n'avaient pas la couleur de leur peau.

Les héritiers d'une lointaine symbiose judéo-occitane ou judéo-arabe ou les descendants d'une culture yiddish émigrée du shtetl ont adopté sans broncher, comme "naturels", ces mêmes ancêtres gaulois. C'était le temps où l'assimilation marchait. Parce que, depuis la Révolution et l'Empire, l'État et la Nation étaient confondus et que la République incarnait le Progrès humain, cette Histoire a, jusqu'à très récemment, masqué les exactions notamment coloniales imputables à l'État et à la sacro-sainte Révolution elle-même. Après la 2ème guerre mondiale, les massacres de Sétif du 8 mai 1945, la répression de 1947 à Madagascar ont été occultés pendant des décennies. Jusqu'à sa condamnation par Chirac, le 16 juillet 1995, les manuels ont ignoré la responsabilité de l'État vichyssois dans la déportation des juifs. Ils sont longtemps restés muets sur la torture en Algérie, sur le sort honteux des Harkis, sur la mémoire meurtrie des Pieds Noirs. La présence d'Indigènes dans l'armée de la Libération n'a été solennellement reconnue qu'à la suite du film qui la racontait. L'Histoire républicaine et nationale a refoulé dans le non dit les mémoires des vaincus et des blessés de l'Histoire. Elle a ignoré, dans son récit, les héritages spécifiques des Français alsaciens, bretons, corses, occitans, basques, des descendants d'immigrés, de colonisés, d'esclaves.

Lorsque Nicolas Sarkozy enjoint aux nouveaux arrivants d'être « les héritiers de 2000 ans de christianisme », il méconnaît les quatorze siècles d'Islam dont les Français musulmans sont porteurs. Mais, entre les Hébreux et la Shoah, l'Histoire scolaire ignore, elle aussi, la saga juive, millénaire, méditerranéenne et européenne. Chacun doit enfin en prendre acte : la grande synthèse construite et léguée par les historiens libéraux (1) et républicains du 19ème siècle, est aujourd'hui caduque. Mise en cause par le réveil des mémoires, elle l'est aussi par les travaux conjugués des historiens, des archéologues, des anthropologues, des préhistoriens. Ils re-problématisent le passé en fonction d'éclairages neufs. Les nouveaux matériaux, les (re)lectures d'archives, l'interrogation sur le sens différent d'un même mot selon les moments, les lieux et les personnes, permettent de questionner le passé, de déconstruire les postulats nationalistes et scientistes du 19ème siècle, de faire tomber les cloisons artificielles qui emprisonnent les recherches et brident les fulgurances. Ils amorcent le chantier d'une Histoire pour demain, celle d'une France ouverte et multiple, dans une Europe à repenser, dans un monde chahuté, dans une terre en danger. L'Histoire dont les Français ont besoin comme support d'une identité nationale aux mille couleurs doit être mondiale et européenne pour être vraiment nationale, parce que les Français d'aujourd'hui ont des racines dans la planète entière. Tissée de mémoires croisées et d'identités plurielles, cette Histoire sera le support d'une citoyenneté commune des droits et des devoirs, une citoyenneté de combat contre toutes les inégalités, lucide sur les enjeux écologiques, tournée vers l'avenir.

C'est l'histoire revendiquée par Christiane Taubira, la Française de Guyane, ce sera celle de la France métissée de Ségolène Royal.

(1) au sens du 19ème siècle !

Dernier livre paru : Mes lignes de démarcation, (Syllepse 2003).

Source : www.liberation.fr

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