Julia Kristeva soutient Ségolène Royal

Publié le par Dominique Millécamps

Intervention de Julia Kristeva, psychanalyste

La vocation maternelle qui manque à la politique

par Julia Kristeva,

Je ne suis pas une ségoléniste de la première heure. Je n’oublie pas le malaise que j’ai éprouvé lors d’un débat entre nous, qui devait être publié dans un grand hebdomadaire à la veille des états généraux que j’organisais comme présidente du Conseil national handicap. Mme la Ministre, qui avait tout de même créé Handiscol – belle et courageuse initiative d’intégration des enfants en situation de handicap à l’école, s’exprimait comme un miroir lisse et froid qui reflétait des fiches techniques préparées par on ne sait qui.

Pourtant, la campagne électorale, d’abord au sein du PS, puis à travers le pays, a révélé la naissance d’une autre femme. Sa parole toujours parcimonieuse, surveillée et qui trébuche, s’incarne désormais dans une présence qui la dépasse, et qui impose la sensibilité sereine d’une personne sachant écouter, en phase avec la mémoire et les goûts d’un peuple divisé, et qui croit en son destin : le sien et celui de ceux auprès desquels elle entend un désir d’avenir, qui serait de réconciliation sans déni des contradictions. Au fil des jours, cette femme parvient à inverser ses propres faiblesses, pour témoigner d’une maîtrise de soi, minutieuse et élégante : elle tranche sur l’agitation, l’hésitation de ceux qu’elle appelle désormais ses « partenaires politiques ».

Est-ce une mère ? Se prend-elle pour la mère de la Nation ? Cet aspect du « problème Royal » n’a pas encore été évoqué ce soir, mais il ne manque pas de défrayer la chronique. Bien loin d’être un détail, c’est une question cruciale dans le projet politique que Ségolène Royal propose aux Français et qui est, à mes yeux, un projet de civilisation.

Pour la Française d’adoption que je suis, la France est le pays qui a su mettre en valeur le génie féminin d’une manière admirable et cependant sournoise. Objets du désir des hommes (surtout !), mais aussi sujets impudents de leur désir à elles – de la paysanne sensuelle à la libertine sophistiquée –, les femmes ont été reconnues ici plus qu’ailleurs : la peinture et la littérature française en témoignent. Mieux, en France, on nous aime révoltées, de Jeanne d’Arc à Louise Michel, pour nous célébrer après nous avoir brûlées et enfermées. Plus qu’ailleurs aussi, on applaudit dans l’hexagone à nos insolences en écriture, de Mme de Sévigné à Simone de Beauvoir. Mais on préfère nous écarter du pouvoir. Les lois saliques empêchant les femmes depuis le Moyen âge de posséder la terre, les reines de France ne l’étaient qu’en épouses ou en mères du roi. Et on ne dira jamais assez combien modeste est le nombre des femmes françaises en politiques, aujourd’hui encore, comparées aux autres pays démocratiques.

D’où vient cette peur ?

Chercher… la mère. Sans entrer dans les causes économiques et politiques qui motivent cet effroi du féminin au pouvoir, la psychanalyse nous conduit à sa source inconsciente : c’est le pouvoir maternel qui fait trembler l’enfant éternel, homme et femme, devant sa génitrice-sorcière, guillotine sanglante de la castration, voire de l’engloutissement utérin dans le « sang impur » qui étrangle, que dis-je, qui « égorge nos fils et nos compagnes ». Et c’est précisément à une transvaluation de la fonction maternelle que nous confronte le surgissement de Ségolène Royal : une femme qui persiste à se poser en mère tout en visant le sommet de l’Etat. A ce point, le phénomène est inconnu ailleurs.

A y regarder de près, notre civilisation sécularisée est la seule qui manque d’un discours sur la fonction maternelle. Qu’avons-nous à proposer face à la puissante « mère juive », à l’insondable Vierge Marie, ou à cette dépendance enragée qui « rape » en « Nique ta mère » ? Sinon le consumérisme, qui excelle en « produits pour vos enfants » ? Ou le magasin des improbables « thérapies familiales » ? Ou les tribunaux pour mères infanticides et autres congélatrices d’embryons ?

A diaboliser la vocation maternelle comme si elle était une simple « régression qui tue le désir » ou « une dérive dans le compassionnel », on oublie que la vocation d’une femme à combiner la mère et l’ amante , le féminin maternel et la féminité séductrice, reste une insoutenable cohabitation – source de dépression et de folie – que toutes les civilisations ont essayé d’accompagner de rites et de règles, avec des risques et des ratages que l’anthropologie et la psychanalyse n’ont pas manqué d’explorer ces dernières années. Quand la politique prétend accompagner la vie humaine mieux que les religions, que propose-t-elle aux familles, réduites trop souvent à la seule mère : seule face à la violence des « jeunes des quartiers », seule face à la toxicomanie, à l’anorexie des adolescents ? Ce que les terrorisés du maternel, ces anti-Œdipe, ses Oreste coincés, oublient de dire, c’est qu’en ce lieu menacé de la vocation maternelle s’amorce aussi la culture : au carrefour des pulsions infantiles et du sens des autres, les passions primaires se transforment en langue… maternelle. Et l’ infans devient un sujet parlant, et avec un peu de chance un acteur, sinon un décideur politique.

Une mère réussit à nous introduire à la sublimation, plus ou moins, jamais assez, quand elle est capable de métaboliser se propres désirs en besoin de croire au lien qu’elle construit entre elle-même et ce premier autre qu’est son enfant : non pas un partenaire de son désir, mais un autre, dont le désir – et le destin – sera indépendant. La maternité a été, pour l’ Homo sapiens , l’aurore de l’altérité, la clé de la culture. Abritée dans le lien parental, inséparable de la fonction paternelle, la maternité est la clé de la sublimation que partage le maternel de l’homme. Elle l’est encore, avant l’utérus artificiel…

Mais pas en politique ! Car, en combattant l’image despotique de Créateur, l’humanisme sécularisé lui a emprunté les traits de l’Homme providentiel. C’est Notre Sauveur qui règne au sommet de la Pyramide républicaine. L’histoire de la métaphysique et sa politique ont relégué la vocation maternelle dans les sous-sols de la vie privée, à la cuisine ou à l’hôpital de l’humain. Privée de cette dimension sublimatoire, la politique devait immanquablement dégénérer en gestion, en économisme borné qui a pris le relais du militarisme borné, quand ils ne vont pas ensemble. La justice est le garde-fou, mais combien limité ! de ce dispositif du pouvoir…

La violence qui taraude les sociétés modernes ne saurait se « combattre » sans que ce duel mâle n’enclenche de nouvelles violences. Car la violence n’appelle qu’à être soignée, et je la soigne en disant à l’enfant délinquant qui sommeille en chacun : tu es une personne idéale, tu deviendras quelqu’un, parlons, pensons, jouons ensemble. Les heurts dans les banlieues ne sont pas des heurts de religions : des adolescents en manque d’idéal se sont attaqués aux symboles de la République avec le désir inconscient d’être reconnus et respectés dans leur dignité. A-t-on compris que c’est une maladie d’idéalité , spécifique à l’adolescence, qui s’exprime là ? Et comment peut-on imaginer un instant qu’il est possible d’intégrer « ces jeunes » sans satisfaire ce besoin d’idéalité ? Un besoin auquel les familles décomposées ne peuvent répondre, pas plus que l’école et les entreprises, publiques ou privées. La crise qui s’est ouverte là n’est pas une guerre de religions, ni même une guerre entre les religions et la laïcité, comme se sont plu à le marteler nos « amis » à l’étranger. C’était, c’est toujours une crise du besoin prépolitique et préreligieux de croire. Les mères des banlieues étaient seules face à cette crise, et nous retenons notre souffle devant la profondeur du malaise qu’a diffusé, que diffuse leur solitude angoissée, incomprise.

Ma jeunesse dans un pays totalitaire m’a appris que le lien politique échoue quand il n’intègre pas le soin de chacun dans sa singularité. D’une autre façon, les sociétés automatisées dans la mondialisation de la technique en sont arrivées au même point que les régimes totalitaires. Intégrer le soin dans le pacte politique n’a rien de compassionnel et ne se réduit pas à « pâtir » et « infantiliser ». Il s’agit, tout au contraire, d’intégrer le souci pour la vulnérabilité de chacun dans le pacte politique lui-même.

Lorsque Ségolène Royal fait parler les exclus dans ses réunions participatives, les enfants gâtés de la République, les repus de la République, lui reprochent de faire la « Dalaïmama » quand ce n’est pas la « Big Mother ». J’entends, quant à moi, qu’elle entame une profonde modulation du pacte politique – ce qu’on est en droit d’attendre de la présidence de la République – quand d’autres se comportent en ministres de l’identité nationale ou en expert-comptable – qui élève à la dignité de citoyen (postulée dans nos lois, mais « sur le papier » !) la vulnérabilité de chacun, son infantile si vous voulez, où se réfugie la délicatesse la plus singulière.

Hannah Arendt disait que le « cœur de la politique » consiste « dans le courage » de faire « apparaître la singularité de chacun dans la pluralité des liens ». Un courage, en effet, que Ségolène Royal assume et réclame.

Nous le sentons tous : le modèle classique du chef de l’Etat a vécu. Le général de Gaulle l’a incarné magiquement, en fantôme d’une France médiévale. François Mitterrand l’a ranimé en lui insufflant une perversité florentine. Aujourd’hui, ce modèle s’énerve ou bégaie : il attise les feux de la division, quand il ne rêve pas de neutraliser les conflits par la grâce d’une béatitude partagée.

Et la vocation maternelle dans tout cela ? Ce n’est qu’une facette diabolisée, je l’ai dit, parmi d’autres, plus immédiatement pragmatiques, de cette ambition que j’appellerais transpolitique, qui anime le projet de Ségolène Royal. Car sa « Nouvelle République » est une nouvelle façon de faire de la politique, elle le redit souvent. Elle exige de l’ordre, nécessite le respect des limites, mobilise une force permanente pour transformer l’oppression d’un père militaire en règle juste. Il n’y a pas qu’un hommage à Thomas d’Aquin dans cette obsession de l’« ordre juste » chez la candidate ; j’y retrouve aussi l’écrivain Colette qui s’imposait et rêvait d’imposer « la règle qui guérit de tout ». Entendons : les conflits sont permanents, la guerre est encore en nous et autour de nous, « ni gauche ni droite » est un rêve pieux, comme le disait le prophète Jérémie : « La paix, la paix, il n’y a pas de paix ! ». Pour autant, la règle qui guérit de tout ne peut guérir que si je l’emploie avec tact : si je te sens et si je te comprends, si je crois en toi – alors tu peux le faire, nous allons le faire ensemble. Dans ces conditions seulement, le drapeau et l’hymne nationaux peuvent être momentanément recommandés en guise d’antidépresseurs : comme cette chimie lourde prescrite dans les cures « mixtes » des cas graves, quand l’équilibre délicat entre l’ordre et le tact, qui spécifie le transfert, ne suffit pas à réconcilier un patient en lambeaux ou une nation déchirée.

Une femme peut-elle porter un projet si ambitieux, sous son apparence « maternelle », qui s’allie chez elle au dépassement de soi, le désir de gouvernance parachevant la maîtrise des affects ? Je le lui prête. Peut-être ? Quelle importance, si elle arrive déjà à nous faire espérer une « France présidente » ! Ce ne sera pas un tsunami, comme le redoutent ou en rêvent certains : ce sera difficile. Comme la vocation maternelle, cela demandera beaucoup de patience, de travail, de précision, de concertation, de diplomatie, de temps. Mais ça en vaut la peine. Quand on ne se contente pas de faire de la France une bonne élève de la globalisation, il n’y a que ça qui vaille la peine. Le monde le sent : Hillary Clinton prépare des « réunions participatives ». Les Français sont-ils prêts ?

Comme dans les situations de crise, rien ne garantit que la solution de facilité ne prendra pas le dessus : réessayer la solution du chef, sécurisation et repli identitaire. Mais le peuple français est si surprenant ! Il peut oser, qui sait ? Je veux espérer qu’il va oser un véritable changement de culture politique. Pour se surprendre lui-même, et le monde.

Publié dans Soutiens

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