Vichy, nous revoici

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"J’ouvre Libé en ligne, aujourd’hui, et je tombe sur un article qui me fait bondir de rage devant l’écran : « La “consonance israélite” réveille le zèle administratif ».
 
C’est l’histoire de Brigitte Abitbol, qui est juive, née en 1950 en Algérie (donc au temps où c’était une colonie française). Il faut savoir que la Troisième République avait accordé aux “Israélites indigènes d’Algérie”, comme on les appelait alors, la nationalité française (décret d’Adolphe Crémieux de 1870), que les lois de Vichy avaient les déchus en 1940 de cette nationalité, mais que le gouvernement de la France libre les avait rétablis dans leurs droits, dès 1943. Puis est venue l’indépendance de l’Algérie en 1962, et de nombreux juifs algériens ont été contraints de partir, même ceux dont les origines algériennes remontaient à la nuit des temps. (1)
 
D’après l’historien Patrick Weil, la quasi-totalité des 37 000 rapatriés juifs nés en Algérie ont la nationalité française en application du décret Crémieux. Les choses devraient donc être claires, non ?
 
Retour à la réalité administrative de terrain :
 
Courant juin, Brigitte Abitbol se présente à la mairie de Montreuil pour faire refaire sa carte d’identité. Là, première surprise désagréable, elle apprend que, comme tous les Français nés à l’étranger ou de parents étrangers, elle est astreinte à une procédure spéciale. Depuis 1994, en effet, l’administration exige d’eux un certificat de nationalité. « Déjà, le fait qu’on me demande de prouver ma nationalité m’avait contrariée mais bon, admettons. » Elle s’enquiert alors auprès du greffier du tribunal d’instance, chargé de délivrer ce certificat, des pièces à produire. Une liste imprimée lui est remise : actes de naissance de son père et de sa mère, acte de mariage de ses parents. Une mention manuscrite a été ajoutée : « acte de mariage religieux ».
 
Suit un début d’altercation, l’employée au guichet n’appréciant pas que Brigitte, bouleversée et furieuse, refuse de présenter ce certificat religieux. Le ton monte, d’autant que la réclamation (pourtant légitime) de Brigitte de voir le texte légal où cette demande de certificat religieux est inscrite se heurte à une fin de non recevoir (du genre “la loi, c’est la loi”). Les policiers appelés en renfort ne trouvent rien de mieux que de commencer par ironiser sur les Juifs qui “se sentent toujours persécutés”. Ambiance.
 
Au fait, pourquoi cette étrange demande, dans une République laïque ?
 
Le greffier, qui avait refusé jusque-là de se montrer, est convoqué. Il maintient sa demande pour cause de « nom à consonance israélite ». « Je ne le fournirai jamais », répond Brigitte Abitbol. « Vous n’aurez pas votre carte d’identité », lui rétorquent les agents de l’administration.
 
Brigitte Abitbol ne veut pas baisser les bras. L’affaire suscite le trouble aussi chez Sammy Ghozlan, ancien commissaire de police et président du Bureau de vigilance contre l’antisémitisme, qui s’informe et saisit le procureur de la République du TGI de Bobigny. Qui ne peut que confirmer : oui, c’est légal. Tous les bureaux du greffe de Seine-Saint-Denis appliquent en fait les instructions données par l’École nationale des greffes, spécialiste de la délivrance des certificats de nationalité, et demandent effectivement aux personnes nées en Algérie et portant un patronyme à consonance israélite la production d’un acte religieux.
 
Réponse encore plus précise du Bureau de la nationalité au ministère de la Justice : comme tous les Français nés à l’étranger ou de parents étrangers, les rapatriés d’Algérie qui demandant un certificat de nationalité, qu’ils soient juifs ou non, doivent d’abord apporter la preuve que leurs parents étaient Français. S’ils portent un patronyme à consonance gauloise, l’enquête s’arrête là. Si le greffier soupçonne un patronyme d’origine juive, les investigations se poursuivent. Pourquoi ? Pour déterminer si ces personnes ont obtenu la citoyenneté française grâce au décret Crémieux, qui en a fait des Français de plein droit, à l’égal de leurs compatriotes non juifs, ou si elles relevaient d’un statut « de droit local », c’est-à-dire si je comprends bien uniquement valable à l’époque sur le territoire de la colonie, mais pas en métropole. Ce qui en faisait en tout cas des citoyens de seconde zone. A l’indépendance de l’Algérie, en 1962, seuls les Français de plein droit ont conservé leur citoyenneté, les autres devant, pour rester Français, souscrire avant le 21 mars 1967 une déclaration « recognitive » de nationalité française. Passé ce délai, ils ont perdu leur citoyenneté.
 
Problème : l’Algérie indépendante n’a pas reconnu comme citoyens algériens ces déboutés de la nationalité française, notamment les harkis. C’est pourquoi le parlement français a voté en 1966 une loi stipulant que les personnes qui étaient de nationalité française avant 1962, sous quelque régime que ce soit, et exclues de la nationalité algérienne, pourraient conserver dorénavant leur citoyenneté française. Il s’agissait d’éviter d’en faire des apatrides (et aussi, timidement, de reconnaître quelque peu la dette de la France envers les harkis).
 
Bref, en vertu de cette loi de 1966, il ne devrait pas y avoir de difficulté pour Brigitte, dont la carte d’identité avait jusque là été renouvelée sans problèmes…
 
Sauf qu’en 1993, lors de l’introduction de la fameuse “carte d’identité infalsifiable” chère à Charles Pasqua, il y a eu un tour de vis sur les conditions de reconnaissance de la nationalité :
 
Jusque-là, il suffisait, pour avoir de nouveaux papiers, de produire ceux qui étaient périmés. « On renouvelait la carte d’identité sans vérifier. Notamment les effets des indépendances. Or il s’avère que des gens n’ont pas conservé la nationalité française », explique Gloria Herpin, du Syndicat des greffiers de France. Désormais, pour obtenir une carte d’identité ou le nouveau passeport biométrique, « il faut remonter jusqu’à la source de la nationalité. Ensuite, on tire le fil, on regarde s’il n’a pas été coupé d’un coup de ciseaux : indépendance du pays de naissance, mariage avec un conjoint étranger, choix individuel de la personne ». Certains Français originaires des anciennes colonies se sont vus ainsi brutalement retirer leur nationalité (Libération du 4 décembre 2006).
 
Il y a quelques jours, j’avais un échange assez vif, sur un forum de discussion littéraire, avec quelqu’un qui m’assurait qu’il n’y avait pas de lois rétroactives en matière de nationalité, que les textes dans ce domaine étaient parfaitement clairs et que les discriminations envers les personnes d’origine étrangères venues établir des papiers d’identité étaient pure imagination (ou paranoïa) de la part de gens qui veulent se faire plaindre, voire obtenir des avantages indus. Et, oh, j’oubliais : qu’il était facile, si d’aventure un agent se trompait, d’obtenir réparation en déposant un recours par la voie hiérarchique.
 
Ha, ha. Bienvenue dans le meilleur des mondes ?
 
Mais la rétroactivité des lois de 1993-94, la voilà. Les discriminations, les voilà. Le soupçon pesant sur tous ceux qui sont nés à l’étranger ou ont des parents étrangers, idem. Avec en prime l’incohérence du législateur : faut-il, pour les rapatriés d’Algérie, appliquer la loi de 1966 et renouveler automatiquement leurs papiers d’identité français, ou bien celle de 1994, et leur demander de prouver leur nationalité ?
 
Quant à l’odieux de faire la distinction entre les “patronymes israélites” et les autres… C’est de l’esprit de Vichy tout pur. Non seulement cela présuppose que les gens portant ces patronymes ne sont pas, en tant que tels, d’origine française (alors qu’il y avait des Juifs en Gaule avant l’arrivée de Jules César), mais cela laisse à chaque bureau du greffe, à chaque préposé, arbitrairement, le soin de distinguer les noms à consonance israélite des autres.
 
A quand des cours de reconnaissance des signes du judaïsme pour les fonctionnaires français de l’état-civil et des services consulaires ?
 
L’ironie de la chose est que l’actuel président français, grand défenseur de “l’identité nationale”, est fils d’un étranger qui a fui son pays pour refaire sa vie en France, et petit-fils d’un israélite. Et qu’il a beaucoup utilisé ces cautions symboliques pour se faire avaler, par un électorat tout prêt à le croire, le message suivant : il y a de bons étrangers (qui font tout pour s’intégrer et qui seront protégés) et de mauvais (qui tiennent à leurs racines et doivent être dissuadés de rester en France). La réalité est bien loin de ce manichéisme à deux balles, évidemment. Et c’est ainsi qu’on se retrouve avec du profilage ethnique au bureau des cartes d’identité, sans parler de nouveaux tours de vis en matière de droit d’asile, de regroupement familial ou même d’accueil des étudiants étrangers. Et que le “complexe de supériorité” du président français envers l’Afrique indispose bon nombre d’Africains.
 
Pendant ce temps, un certain Jean-Marie Le Pen, leader d’un parti nationaliste judéophobe, xénophobe et négationniste, tresses des couronnes au nouveau chef de la France (2), et lui suggère obligeamment que son parti pourrait bien s’intégrer à la majorité présidentielle, s’il acceptait de lui donner quelques miettes du pouvoir… Tiens, dans le comité de réforme des institutions, par exemple. Si seulement il voulait bien reconnaître les “compétences” en matière de droit de Jean-Claude Martinez ou Bruno Gollnisch (3) et leur donner un strapontin dans le comité de réflexion sur les institutions présidé par Balladur…
 
Encore un peu d’effort, monsieur Sarko, et vous pourrez faire renaître l’État français !
 
(1) Je passe sur les raisons de cette cassure, qui mériteraient une analyse approfondie. Mais une bonne dose d’antijudaïsme ou d’antisémitisme populaire, plus la volonté de certains leaders de l’indépendance de bâtir une nation arabo-musulmane, dont les Kabyles aussi ont fait les frais, et le fait que le système colonial était bâti sur une discrimination envers la majorité musulmane, source de ressentiment envers les minorités moins mal traitées, font que les juifs algériens ont dû être “rapatriés” en France et y ont connu le rejet et l’ostracisme en tant que pieds-noirs. Encore une blessure.
 
(2) Quoique de façon un peu incohérente, puisqu’il salue à la foi son respect de “certaines” promesses électorales et sa “liberté” vis-à-vis de toute contrainte. Mais au fond, quelle importance. Un chef a toujours raison, même quand il a tort. C’est bien connu.
 
(3) Condamné encore récemment pour négationnisme, faut-il le rappeler…"
Source : Irène Delse
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