Les limites de l'immigration choisie

Publié le

La machine de Sarkozy pour les immigrés qualifiés en panne
Le dispositif de l’ex-ministre de l’Intérieur n’est toujours pas lancé.
Par CATHERINE COROLLER
 
C’était l’un des projets phares de la loi Sarkozy du 24 juillet 2006. Une nouvelle carte de séjour baptisée Compétences et talents pour «les personnes dont la présence est une chance pour la France, mais n’est pas vitale pour leur pays d’origine [.] Elle sera délivrée à des informaticiens indiens, mais pas à des médecins béninois, car leur pays a besoin d’eux», avait expliqué Sarkozy. D’une durée de trois ans, elle est renouvelable une fois. Durant son séjour en France, son titulaire devra participer à une action de coopération en faveur de son pays; à l’issue des six années, il devra y retourner «pour le faire bénéficier de l’expérience acquise.» «Il s’agit d’organiser non pas un pillage des cerveaux mais une circulation des compétences », a affirmé Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration.
 
Sauf qu’un an après sa création, ce fameux titre de séjour n’est toujours pas délivré. A quelques jours de la date anniversaire, Brice Hortefeux a annoncé que les premières cartes Compétences et talents pourraient être délivrées en octobre. L’entourage du ministre justifie ce délai par la mise en place du ministère de l’Immigration. Selon Nathalie Ferré, présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Brice Hortefeux aurait confessé avoir du mal à trouver un président pour la Commission nationale des compétences et des talents, chargée de délivrer ce sésame. Pour cette juriste, la carte ne devrait concerner qu’une «poignée» de personnes. Les étrangers méritants ayant d’autres titres de séjour à leur disposition.
 
Source : liberation.fr 
 
« Il y a plus de médecins béninois en Ile-de-France qu’au Bénin »
Une étude pointe les dégâts de la fuite des cerveaux des pays les moins avancés.
Par CHRISTIAN LOSSON

C’est une petite perle dans la forêt des rapports institutionnels. Certes un chouïa techno, mais qui touche juste : le rapport de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) sur les pays les moins avancés (PMA), qui sort aujourd’hui (1). Si l’on veut réduire la pauvreté dans les 50 nations les plus pauvres, «la science, la technologie et l’innovation ne sont pas un luxe, mais une nécessité», assure le rapport. C’est que les modèles de développement des pays les plus démunis se sont plantés dans toutes les diagonales. «Les deux générations de réformes, celle des plans d’ajustement structurel des années 80-90 comme celle des cadres de réductions stratégiques de la pauvreté n’ont pas intégré une idée clé : le savoir, la connaissance», rappelle Habib Ouane, coordinateur du rapport.

L’ouverture au commerce n’y a rien changé. Au contraire. « La libéralisation ne fait aucune place à l’apprentissage technologique, ni à l’intégration dans l’économie mondiale par l’innovation, ce qui ne peut qu’augurer d’une aggravation de la marginalisation», estime le rapport. Entre 2000 et 2005, les importations de biens d’équipements nouveaux ont pesé 6 % du PIB, moitié moins que dans les autres pays du Sud. Et si les investissements directs étrangers ont triplé dans le même temps, ils ont ciblé l’extraction de minerais, pas la modernisation de l’outil productif. Enfin, l’acquisition de licences technologiques (redevance en échange du droit d’exploiter un brevet) reste 80 fois plus élevée par habitant que dans les autres pays en développement.

Propriété intellectuelle. 
La mondialisation par le bas entraîne les pays les plus pauvres dans la culture de la dépendance. Comment innover dans la filière coton quand la recherche sur la diversification textile est inexistante ? Comment combler le retard technologique quand les labos des pays du Nord déposent des brevets sur la biodiversité locale ? Il existe bien de micro success stories : du maïs à haut rendement au Malawi au raffinage du sucre au Sénégal, en passant par le fromage de chamelle en Mauritanie ( Libération du 28 août 2002). Mais, à l’instar du Bangladesh, le plus technophile des PMA, les droits de propriété intellectuelle musellent, de l’agriculture au textile ou à la pharmacie, toute imitation créatrice.

Le drame, c’est que parallèlement, l’exode des cerveaux se poursuit à un rythme effréné. Haïti, Cap-Vert, Samoa, Gambie et Somalie ont vu ces dernières années plus de la moitié de leur élite siphonnée par les pays riches. En 2004, un million de personnes sont parties en quête de meilleures conditions de vie et de travail. Soit 15 % des diplômés du supérieur de ces pays. «Un transfert inverse de technologie», note Habib Ouane, qui rappelle que «l’Ile-de-France compte plus de médecins béninois que le Bénin.» Si les plus touchés restent Haïti (plus de 80 % d’exode) et les pays africains, les PMA asiatiques (Bangladesh, Népal ou Bhoutan), avec moins de 5 % de départ, ont su conserver leur élite.

Compensations. 
Mais l’argent des migrants, dont le flux représente trois fois plus que l’aide publique des pays riches, ne représente-t-il pas une source de financement et donc de développement ? «Le problème, note un expert, c’est que ces fonds n’alimentent pas les investissements productifs mais uniquement la consommation.» Résultat, la Cnuced milite pour la «circulation des compétences» plutôt que «l’exode des compétences».

Des pistes existent. Le Royaume-Uni a ainsi lancé en 2004 un programme de 150 millions d’euros d’aide à la formation du personnel de santé au Malawi ; Manchester comptait plus de médecins que ce petit pays enclavé. Et restreint désormais le recrutement du personnel infirmier du Botswana. «Il faut donc mettre en place des programmes de compensations, financiers ou techniques», estime Habib Ouane. Sinon, les vagues d’émigration n’en sont qu’à leurs prémices.

(1) «Savoir, apprentissage technologique et innovation dans la perspective du développement».
 
Source : liberation.fr
 
Ce qu’on en disait en 2006 :
Les limites de l'immigration choisie, par Laetitia Van Eeckhout

Pour la première fois depuis 1974, date à laquelle la France a décidé de se fermer à l'immigration de travail, un même ministre de l'intérieur, au cours de la même législature, présente deux projets de loi sur l'immigration. A peine les derniers décrets de sa loi de novembre 2003 sont-ils publiés que Nicolas Sarkozy se presse d'en faire adopter une nouvelle par le Parlement. Validé le 9 février 2006 par le Comité interministériel de contrôle de l'immigration, présenté le 29 mars en conseil des ministres, le nouveau projet de loi devrait être débattu en première lecture à l'Assemblée nationale du 2 au 4 mai pour une adoption définitive avant l'été. A un an de l'élection présidentielle, on peut se demander si les fins d'une telle loi ne sont pas d'abord électoralistes.

Dans ce nouveau texte, M. Sarkozy affirme vouloir "promouvoir une immigration choisie" pour la substituer à "l'immigration subie". Autrement dit, relancer une immigration professionnelle, qualifiée et utile à l'économie française. Recruter des immigrés qualifiés nécessite-t-il d'en passer par la loi ? Par de simples instructions ministérielles et une action administrative, la France a déjà su s'ouvrir à l'immigration qualifiée, quand elle l'a voulu, et avec un maximum d'efficacité. En 1998, une circulaire du ministère du travail a permis aux entreprises confrontées à la préparation du bug de l'an 2000, puis au passage à l'euro, de recruter des informaticiens étrangers. En 2002, une autre circulaire a entrouvert le marché du travail aux étudiants ayant achevé leur cursus universitaire, dès lors que leur embauche, dans le cas d'un ressortissant du Sud, s'inscrivait dans le cadre d'un projet de développement.

En réalité, le problème principal est de mobiliser les services compétents. Une simplification des procédures suffirait pour permettre aux entreprises de recruter la main-d’œuvre étrangère qualifiée dont elles ont besoin.

Et s'il s'agit de relancer l'immigration professionnelle, pourquoi n'ouvrir qu'au compte-gouttes le marché du travail français aux ressortissants des nouveaux Etats membres de l'Est ? Pourquoi continuer ainsi à alimenter le mythe du "plombier polonais", alors que le Centre d'analyse stratégique - qui a remplacé le Commissariat général au Plan - soulignait, dans un récent rapport sur "Besoins de main-d’œuvre et politique migratoire", que la libre prestation de services par des entreprises de ces nouveaux Etats membres, autorisée depuis 2004, comporte davantage de risque de dumping social que l'immigration de travailleurs salariés ? Dans les pays ayant ouvert, dès 2004, leur marché du travail - Grande-Bretagne, Irlande et Suède -, les migrations, maîtrisées, en provenance des nouveaux Etats membres se révèlent aussi bénéfiques : les nouveaux citoyens européens occupent des emplois déclarés et souvent pourvus dans le reste de l'Europe par des migrants irréguliers.

Sous couvert de promouvoir une "immigration choisie", le projet de loi de M. Sarkozy se justifie en fait avant tout par son volet visant à "resserrer les boulons", selon les termes utilisés au ministère de l'intérieur, contre "l'immigration subie". Mais il reste que l'on peut s'interroger sur l'efficacité des mesures envisagées en la matière. Le projet de loi supprime le dispositif de régularisation de plein droit après dix années de résidence en France, existant depuis 1984, et restreint fortement celui, introduit en 1998, sur le fondement de la "vie privée et familiale", issu directement de la Convention européenne des droits de l'homme. Deux dispositifs qui ne sont, aux yeux des pouvoirs publics, que des "primes à l'illégalité".

Ces deux mesures sont plus symboliques que propres à changer la donne en matière d'immigration irrégulière. Même à Matignon, on assure que cette législation "ne changera pas l'équilibre général en matière de régularisation". De fait, le nombre de personnes régularisées sur ces bases-là est pour le moins modeste. En 2004, 3 916 personnes ont été régularisées après dix années de séjour, et 13 989 l'ont été au nom de l'existence de "liens personnels et familiaux".

"NI RÉGULARISABLES NI EXPULSABLES"

Aussi, comme l'observe le chercheur et spécialiste de l'immigration Patrick Weil, "en supprimant ou en restreignant fortement les principaux dispositifs de régularisation, Nicolas Sarkozy se prive des outils permettant une régularisation au fil de l'eau et lui évitant précisément d'avoir recours à une régularisation de masse". Or, M. Sarkozy a beau assurer de sa "totale détermination" à éviter la reconstitution d'un stock de migrants clandestins, la nouvelle législation, si elle est adoptée, pourrait multiplier plus encore les sans-papiers. D'autant que le projet de loi ne se limite pas à l'immigration illégale, il rend aussi plus contraignante l'immigration légale des conjoints de Français et des familles d'étrangers. Autant la lutte contre les fraudes paraît légitime, autant durcir des conditions de vie en France des couples mixtes et des familles étrangères, c'est prendre le risque d'une remise en cause des droits fondamentaux. Peut-on empêcher durablement un homme ou une femme de vivre sans son conjoint et ses enfants ? Les familles des étrangers venus s'installer légalement en France continueront à venir, mais dans l'illégalité, faute de pouvoir le faire légalement. Et une fois sur le territoire français, la Convention européenne des droits de l'homme les protégera contre l'expulsion. On devrait donc assister à un développement du nombre de "ni-ni", "ni régularisables ni expulsables".

"En durcissant les règles, on développe laclandestinité. Ce n'est pas une politique trop laxiste, mais une politique trop restrictive qui
crée de l'illégalité", relève Catherine Vihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS. "Quand les frontières sont ouvertes,ajoute-t-elle, les gens circulent, font des allers-retours, quand les frontières sont fermées, ils se stabilisent." Mais M. Sarkozy veut adresser un message de fermeté aux candidats à l'immigration clandestine, persuadé de l'effet dissuasif d'un tel signal. A un an de l'élection présidentielle, un tel message pourrait surtout être entendu par la frange la plus droitière et sécuritaire de l'électorat.

On peut en tout cas douter que ces mesures améliorent l'image de la France, dans un contexte d'économie mondialisée. Si les étrangers sont identifiés à des fraudeurs potentiels, les migrants les plus qualifiés pourraient continuer de préférer le Canada, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, à une France, frileuse et repliée sur elle-même, voire perçue comme xénophobe.

Source :
Le Monde
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article