La gauche, le marché et le capitalisme : pour un nouveau credo économique

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L’emploi indistinct des notions de marché et de capitalisme est monnaie courante dans le discours aussi bien de la gauche que du néolibéralisme. Pourtant, il y a une réelle ambiguïté voire une contradiction entre ces deux concepts. Lever cette ambiguïté doit être un défi pour les socialistes s’ils veulent se doter enfin d’une doctrine économique claire, enjeu central de la rénovation…

Marché et capitalisme : le piège d’une imposture

Dans un contexte marqué par la nécessité de la rénovation, un des points sensibles et le plus souvent mis en avant est incontestablement la clarification du discours économique de la gauche et notamment de son rapport au marché et à l’entreprise. A la lecture de certaines publications, textes de réflexion ou déclarations, on peut pourtant être frappé par une ambiguïté récurrente : l’emploi indistinct des mots « marché » et « capitalisme » comme s’il s’agissait de deux synonymes qu’il serait possible d’amalgamer, tantôt pour les assumer, tantôt pour s’y opposer.

Or le marché et le capitalisme sont deux choses tout à fait différentes.
Le premier renvoie à un mode de régulation fondé essentiellement sur la concurrence et – condition par excellence d’une concurrence effective – l’atomicité des acteurs. Le second se définit davantage comme un mode de propriété et un processus. S’il est particulièrement difficile à définir – François Perroux parlait du capitalisme et de ses innombrables définitions comme d’un « mot de combat » – le capitalisme renvoie essentiellement en réalité à la propriété des moyens de production par des acteurs privés qui cherchent à concentrer et accumuler du capital afin d’atteindre une taille suffisante pour occuper une position dominante sur un marché, se mettant ainsi à l’abri de la concurrence.

Le capitalisme rassemble donc deux éléments fondamentaux qui sont difficiles à distinguer tant ils sont liés : un mode de propriété et un processus de concentration et d’accumulation du capital
aboutissant à la constitution d’entités économiques dont la taille est susceptible de remettre en cause l’atomicité des acteurs et d’engendrer inégalités et inefficacité.

La contradiction entre le marché, mode de régulation, et le capitalisme en tant que processus est ici aisément perceptible :
le premier favorise l’innovation, la concurrence au profit du consommateur et est tout à fait compatible avec l’émancipation individuelle ; le second, par sa logique de concentration porte in fine de sérieuses atteintes à la concurrence, provoque des déséquilibres et, parce qu’il engendre un déséquilibre des rapports de force, peut être source d’exploitation et de domination. Il constitue en définitive une perversion de l’économie de marché.

Le contraste est alors saisissant et l’on voit mal d’où pourrait provenir une confusion entre ces deux termes. Il y a pourtant une relation entre capitalisme et marché. Le marché, loin de toute la perfection des théories microéconomiques de la fin du XIXe siècle, peut porter en réalité, s’il n’est pas régulé par la collectivité, les germes d’une dérive vers la concentration inhérente à la dynamique du capitalisme. La multiplication des déséquilibres entre acteurs, au profit d’entreprises qui dominent progressivement le marché peut le faire dériver vers une situation que Schumpeter, à la fin de son œuvre, avait admirablement décrite : une configuration dans laquelle se constituent des « technostructures économiques » aucunement incitées à innover.

Or, le discours néolibéral, depuis les années 1970, contribue à brouiller habilement le message en promouvant le capitalisme sous les traits de l’économie de marché.

Dupe des apparences et victime d’un discours économique condamnant ou se méfiant au moins du marché et du capitalisme indistinctement, la gauche est tombée dans le piège de cette imposture intellectuelle.

Il lui revient aujourd’hui de lever l’ambiguïté et d’affirmer haut et fort sa préférence pour un marché régulé, qui doit faire une place à l’intervention publique afin de le prémunir de toute dérive et déséquilibre qui en menaceraient le fonctionnement et l’esprit même. Cette vision implique une reconnaissance de la légitimité des politiques de concurrence (1) à condition qu’elles n’empêchent pas les synergies nécessaires à la politique industrielle et qu’elles adoptent la maximisation du surplus du consommateur comme critère de référence.

En revanche, cette adhésion au marché, n’est pas une adhésion au capitalisme, au contraire : c’est parce que nous sommes attachés au marché que nous voulons combattre les risques de dérives que peut comporter le capitalisme. Nous adhérons au marché, contre le capitalisme en tant que dynamique tendant à la perversion de l’économie de marché. En effet, si, par opposition au communisme, nous privilégions la propriété privée des moyens de production, nous combattons les abus de position dominante qui serait source d’inégalités et d’inefficacité.

La gauche doit donc prendre garde de ne pas, à la hâte et pour satisfaire aux simplifications du discours journalistique en période de rénovation, dire qu’elle assume indistinctement un attachement au marché et au capitalisme sans lever cette ambiguïté.

Pour une approche pragmatique du marché

La reconnaissance de l’efficacité du marché comme mode d’allocation des richesses ne signifie cependant pas que sa logique soit légitime dans tous les secteurs.
S’il ne fait pas de doute que des entreprises privées peuvent être investies de missions de service public, la privatisation de certains secteurs pose question.

D’un point de vue purement économique, l’ouverture à la concurrence du secteur de l’énergie est-elle réellement porteuse d’une plus grande efficacité, sachant qu’elle entraînera inévitablement la transformation d’un marché monopolistique en un marché oligopolistique ?
Compte tenu de la lourdeur des infrastructures nécessaires, il est en effet inenvisageable que plus de trois entreprises se partagent le marché français. Or l’oligopole incite inévitablement les opérateurs à s’entendre sur les prix et ce, au détriment du consommateur, comme le montrent les ententes dans le domaine de la téléphonie mobile (sur les tarifs des SMS ou des communications internationales par exemple). Mais il y a plus. Pour les socialistes, l’accès à l’énergie constitue un droit fondamental qui peut légitimer un contrôle des prix. En outre, ce secteur est aujourd’hui au cœur de considérations géopolitiques et le marché du gaz est particulièrement vulnérable aux caprices de la Russie, ce qui incite plutôt à conserver un opérateur unique, afin de peser davantage dans les négociations avec Gazprom.

Mais il existe d’autres secteurs dans lesquels il peut être utile, voire vital de préserver des opérateurs publics, en situation de monopole ou de complémentarité avec les acteurs privés
. On peut penser par exemple aux secteurs de l’éducation ou de la culture. Si l’on ne peut que se réjouir de la diversification de l’offre générée par l’ouverture des ondes et des canaux télévisuels, l’existence de chaînes de radio et de télévision publiques a vocation à assurer des missions complémentaires, pédagogiques, culturelles et non soumises à des impératifs de rentabilité. Et elle y réussit, au moins partiellement.

Loin de tout dogmatisme, il importe donc de débattre librement du champ et des modalités de l’intervention de l’Etat.
Après avoir redéfini dans un premier temps les missions d’intérêt général au regard des besoins et des attentes actuelles de nos concitoyens, le débat politique devra déterminer ensuite si ces objectifs peuvent ou non être atteints par des acteurs privés évoluant sur un marché concurrentiel. Pourtant, trop souvent, le débat reste bloqué car ces deux  temps de la réflexion sont confondus, la deuxième étape constituant dans beaucoup d’esprits un préalable.

De même, reconnaître l’efficacité de la régulation par le marché ne signifie pas que la planification doive être systématiquement vouée aux gémonies.
En effet, les marchés répondent souvent à des logiques court-termistes et ne sont pas nécessairement à même d’assurer les investissements nécessaires pour faire face aux grands défis de demain (réchauffement climatique, économie de l’innovation, sauvegarde de la diversité culturelle, etc.). Que ce soit dans le domaine de la politique industrielle, de l’environnement ou de la culture, le politique reste donc pleinement légitime pour fixer des orientations de long terme et veiller à leur mise en œuvre, par des acteurs tant publics que privés.

La distinction entre les notions de marché et de capitalisme est donc particulièrement importante et surtout féconde en réflexions sur des thèmes tels que la politique industrielle ou l’environnement. Elle doit constituer pour la gauche la matrice et l’armature d’un discours économique sans ambiguïté, assumé, capable de voir dans un marché régulé un instrument possible au service de ses objectifs.

Sandra Desmettre et Bastien Taloc
 
 
(1) C’est, de ce point de vue, toute la difficulté et l’ambiguïté de l’action de la Commission européenne, perceptible dans son Livre blanc de 1994 sur la compétitivité : politique de concurrence ou promotion de « champions industriels » au nom de la compétitivité européenne ? La voie est étroite.

Source :
PS Sciences Po

Publié dans Rénovation du PS

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