La chronique de Jacques Julliard : La femme à abattre
Le nouvel Obs - 22/02/2007
« Nous voilà entrés, sans qu'il y paraisse, dans la plus « lutte des classes » de toutes les campagnes électorales récentes ».
Ségolène Royal est devenue une cible. Et le danger vient pour elle de trois directions. D'abord d'elle-même, à cause d'une certaine inexpérience. Mais, à la fin, il faut savoir ce que l'on veut. On ne peut avoir à la fois la fraîcheur et la bouteille, la fougue des jeunes loups et la ruse des vieux renards. Ségolène a - quelle découverte ! - les défauts de ses qualités. Pas grave. Elle a du reste démontré lundi sur TF1 sa connaissance des dossiers et une empathie avec la société qui manque à l'ancien maire de Neuilly.
Plus sérieux, le danger qui vient de ses amis. Depuis le début de la campagne, je trouve le PS couille molle et faux cul. Au sommet surtout. Trop de ressentiment. Trop d'ambitions déçues. Trop d'amour-propre mal placé. Tenez : la bouderie de Jospin, hors de saison. Tenez : le néo gauchisme de Hollande à propos des impôts et ces rodomontades à propos des retraites.
Le danger vient enfin de ses ennemis, bien sûr. D'abord, les ralliés à Sarkozy. Ces intellos qui ont quitté la gauche depuis longtemps, qui sont passés directement de la cause du peuple à la défense de l'Occident. Ces féministes exacerbées : on ne dira jamais assez la misogynie de certaines féministes. Ces femmes du monde : « Sérieusement, cher ami, vous allez voter pour cette Ségolène ? » Tout cela pour l'anecdote.
Venons-en aux deux principaux morceaux. D'abord, l'Argent. Il a choisi son candidat. Il y a autour de Sarkozy du jeton de présence et du parachute doré. Il y a du CAC 40 dans cette candidature. Et pourquoi ce soutien en or massif ? Parce que Sarkozy est le plus sérieux ? Chansons ! Un candidat qui propose 50 milliards de dépenses supplémentaires plus 68 milliards de réduction d'impôts, quitte à réduire ensuite son évaluation, quand la France est endettée jusqu'au cou, vous trouvez cela sérieux, vous ? On n'entend pourtant, venant du grand capital, que de légers toussotements. En revanche, que Ségolène propose la moindre réforme sociale, et le gang des bons apôtres et des économistes marrons de scander en chœur : « Le chiffrage! Le chiffrage ! »
Vous avez bien compris que les dés sont pipés et que l'Argent réserve ses faveurs non au plus sérieux mais au plus docile. Nous voilà entrés, sans qu'il y paraisse, dans la plus « lutte des classes » de toutes les campagnes électorales récentes. Je ne suis qu'un pauvre diable de réformiste, mais, lorsque je vois l'Argent basculer en bloc d'un côté, je n'ai qu'un réflexe : me jeter de l'autre ! C'est comme cela. Et tous ces « marxistes » qui oublient de l'être chaque fois que cela servirait à quelque chose !
J'en viens au plus grave à mes yeux. Le ralliement massif des médias, télés et radios en tête mais presse écrite itou, à Nicolas Sarkozy. Vendus ? Pas besoin : ils s'offrent gratuitement. Quand je pense à tout le foin que l'on a fait autour du malheureux Alain Duhamel, coupable d'avoir, il y a trois mois, confié qu'il allait donner sa voix à Bayrou, alors que presque tous les reportages, tous les interviews, tous les commentaires nous distillent dans le subliminal : Je vote Sarkozy ! Faites comme moi, votez Sarkozy ! Voyez, depuis six semaines, cette danse du scalp. Des exemples ? Il y en a mille. Autour de Ségolène, parce qu'elle a dit « bravitude » au lieu de bravoure. Quand Sarkozy commet un lapsus et dit « héritation » au lieu d'héritage, en avez-vous entendu parler ? Quand il attribue à Mitterrand une citation de Giscard, est-ce qu'on en fait une histoire ? Quand il propose les allocs dès le premier enfant, est-ce qu'on lui demande le chiffrage ? Ou quand il propose, à l'encontre de tout esprit redistributif, de détaxer l'héritage ? Quand il s'engage à ne pas remplacer la moitié des fonctionnaires partant à la retraite, soit 20 000 enseignants par an, est-ce que l'on crie à l'irresponsabilité ? En termes de médias, la France d'aujourd'hui est comme l'Italie d'hier : en voie de berlusconisation.
Face à la France des nantis, il ne reste donc à Ségolène qu'une seule carte : elle s'appelle le peuple. Je vous accorde que, pour la France du CAC 40, cela ne pèse pas bien lourd ; mais cela permet encore de gagner une élection.
Jacques Julliard
Le Nouvel Observateur
Source : http://hebdo.nouvelobs.com/