Ségolène Royal, pour faire échec à la droite
Etienne Balibar, philosophe proche de l'extrême gauche, votera pour la candidate PS.
Par Eric AESCHIMANN
Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l'université Paris-X-Nanterre. Ancien élève du philosophe communiste Louis Althusser, il est aujourd'hui l'une des grandes références intellectuelles de l'extrême gauche.
Vous souhaitez la victoire de Ségolène Royal. Pourquoi ?
Il faut faire échec à la droite, dont le principal candidat vise une polarisation accrue de la société française, l'inscription de la xénophobie dans les institutions, la liquidation du droit de grève et la commercialisation de la culture. De plus, je ne crois pas qu'une défaite se solderait pour la gauche par une traversée du désert salvatrice, mais plutôt par une décomposition dont il lui serait difficile de se remettre. L'important à mes yeux est moins la personne, le style ou les convictions personnelles de Ségolène Royal que la place qu'elle occupe, les rapports de force entre acteurs politiques et l'usage qu'ils sauront faire de son élection. J'ajoute que l'arrivée d'une femme à la tête de l'Etat est une sorte de révolution, et qu'elle a été la seule à diagnostiquer le déficit de représentation de notre système politique, devenu propriété d'une caste de techniciens et de politiciens qui n'ont rien à envier à la monarchie de Juillet ou au second Empire. Il faudra être plus précis, mais le tollé suscité par ses modestes propositions de démocratie participative signale un trouble positif.
Comment expliquer la faiblesse globale de la gauche ?
Deux choses caractérisaient la gauche française : sa base sociale, centrée sur le salariat, dont elle s'était donné pour mission d'unifier les intérêts ; et un corpus de valeurs de solidarité, de liberté et d'égalité. Mais sur ces bases on a toujours vu se reproduire des clivages eux aussi constitutifs : gauche de gouvernement et de contestation, parlementaire et extra-parlementaire, marxiste et autogestionnaire, etc. Ce qui a rendu possibles les victoires électorales débouchant sur des conquêtes sociales et démocratiques, c'est la convergence politique des deux gauches, même de façon conflictuelle. Aujourd'hui, cette rencontre risque de ne plus se produire.
Pourquoi ?
Le parti socialiste, après des années de pouvoir et de cohabitations variées, est en mauvais état, mais je suis encore plus préoccupé par la «gauche de la gauche», à laquelle j'appartiens par formation intellectuelle et tradition militante. Les chapelles qui la composent se livrent une concurrence consternante qui révèle un électoralisme encore plus fort que chez les partis de gouvernement. Cet émiettement traduit de vrais désarrois devant la difficulté à fédérer des mouvements et des contestations hétérogènes, à concilier l'héritage du socialisme municipal avec la revendication des exclus. Il reflète aussi la perpétuation des clivages entre un gauchisme syndical et un anarchisme culturel post-soixante-huitard. Qu'on me comprenne bien, ces critiques sont aussi des autocritiques. C'est la faiblesse de la «gauche de la gauche» qui risque de faire gagner la droite dure, autant que le désenchantement des ouvriers, des enseignants et des classes moyennes envers le PS.
Après la victoire du non au référendum, la gauche de la gauche avait semblé pouvoir s'unir ?
Oui, mais le rejet du libéralisme, sur lequel elle a tenté de s'unir et d'entraîner une partie du PS, est un mot d'ordre très confus. Je préférerais qu'on parle d'anticapitalisme. Le libéralisme n'est pas à rejeter en bloc, qu'il s'agisse des libertés individuelles ou même de la concurrence économique, laquelle provoque chez les militants d'extrême gauche une phobie plus religieuse que politique. Cet antilibéralisme abstrait, qui en dit trop d'un côté, n'en dit pas assez sur les nouvelles formes du capitalisme : économie de la sous-traitance, développement du biocapital, perspectives d'exploitation du risque écologique planétaire, nouveaux blocs de rang mondial. Il ne permet ni d'isoler les adversaires principaux ni de tracer la démarcation nécessaire avec protectionnisme et étatisme.
Ne mélange-t-on pas capitalisme, mondialisation et Europe libérale ?
Si. Personne ne pense sérieusement que l'Etat français dispose par lui-même de la possibilité d'inverser le cours de la mondialisation. Le discours souverainiste est mystificateur. Mais il ne faut pas non plus se résigner au nouveau cycle qui est en train de détruire les droits mis en place par un siècle de réformes et de luttes de classes. Comme le dit Robert Castel, nous assistons à l'émergence, à la place du salariat classique, d'une nouvelle condition sociale : le précariat. La majorité des emplois créés sont instables, ce qui entraîne des conséquences psychologiques et sociales gravissimes, en particulier pour les jeunes même s'il faut trouver un nouveau régime pour la mobilité professionnelle. Sur ce point et sur d'autres l'exception culturelle, la rénovation des services publics, l'éducation civique , nos résistances et nos projets dépendent entièrement de l'inscription dans une dimension au moins européenne. Ayant voté «non» au référendum constitutionnel de 2005 précisément pour ces raisons, je dois bien constater que le débat est retombé. Mais je milite pour que la gauche aille dans le sens d'un fédéralisme européen, à condition que ses institutions soient démocratisées et décentralisées, ouvertes aux actions de masse en faveur d'un nouveau pacte social.
A contrario, l'identité nationale est-elle un faux problème ?
Pas du tout ! C'est un sujet à propos duquel le clivage gauche-droite doit être fortement mis en évidence. Malgré ses formes destructrices, la révolte des jeunes de banlieue contre les discriminations montre qu'il existe des ressources potentielles pour la nation républicaine, mais aussi, par contrecoup, qu'une partie des classes populaires en butte à l'insécurité est attirée par des positions populistes, voire racistes. On ne résistera pas à cette dérive avec un discours universaliste abstrait, prônant une sorte de citoyenneté nomade. Je n'ai rien à objecter au fait que Ségolène Royal revendique certains symboles patriotiques, dès lors qu'elle se prononce en même temps pour la régularisation d'une immigration de résidence autour de la scolarisation des enfants. Cela traduit une conception ouverte de la nation, à partir de laquelle toute la gauche, avec ses différentes sensibilités, peut s'atteler à une synthèse de l'identité française et de l'ouverture au monde du XXIe siècle.
Source : www.liberation.fr