Socialistes, croyez-vous encore à vos mythes ?

Publié le

Trois mois après la victoire de Nicolas Sarkozy, Jacques Julliard revient sur les leçons de la présidentielle et interpelle le PS sur les vraies raisons de sa défaite
 
I. Vers le bipartisme
Quand la mousse de l'événement sera retombée. Quand les municipales du printemps prochain constitueront, comme dira alors «le Monde», un sérieux avertissement pour la majorité. Quand Nicolas Sarkozy, lassé de jouer les Fregoli de la politique française, se résignera à n'être plus que le président de la République. Alors on s'apercevra que la principale nouveauté de la récente présidentielle aura été l'entrée de la France dans le bipartisme...
La Ve République nous avait donné la bipolarisation, c'est- à-dire l'organisation de la vie politique autour de deux pôles, la majorité et l'opposition. Les électeurs sont en train de nous donner le bipartisme, c'est-à-dire la réduction de chacun des deux camps, la gauche et la droite, à un parti dominant.
 
Contrairement à ce que l'on prétend, la France n'est pas le pays qui a inventé la division de l'opinion en deux camps. Son idéal n'est pas le bipartisme, mais l'union nationale. L'Ancien Régime et la Révolution sont sur ce point d'accord: la seule question, mais elle est décisive, est de décider autour duquel des deux camps se fera cette union. Des grandes démocraties occidentales, la France a été la plus lente et la plus réticente à admettre que la division de la robe sans couture de l'unité nationale n'est pas un accident dû au mauvais vouloir de quelques «séparatistes» (le mot est de De Gaulle), mais une situation normale.
 
La dernière présidentielle, si elle est confirmée par les prochains scrutins, aura été une étape décisive dans la normalisation bipartisane. C'est la droite qui est la plus avancée dans cette voie. Nicolas Sarkozy a parachevé la démarche unificatrice qui avait été avant lui celle de De Gaulle. D faut se souvenir que tout au long de la IIIe et de la IVe République la droite n'était pas la grande cathédrale que redoutent ses adversaires, mais une série de chapelles rivales, d'autant plus irréductibles les unes aux autres qu'elles n'étaient guère séparées que par la concurrence des personnes.
Quel ménage aujourd'hui, et quel remue- ménage! Les petites sensibilités narcissiques qu'incarnaient encore à la veille de la présidentielle les noms de Bruno Mégret, Christine Boutin, Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan ont pratiquement disparu. Rien ne dit qu'elles ne réapparaîtront pas, mais il y faudra du temps, et l'occasion. Ne restait donc que le Front national.
L'idée d'un ministère de l'Identité nationale et de l'Immigration fut l'arme absolue qui laissa Le Pen sans voix, à tous les sens du mot. Affaibli par le vieillissement de son leader, dépossédé de son jingle xénophobe, le Front national ne disparaîtra pas; mais il redeviendra sans doute ce qu'il était avant la grande chevauchée de Le Pen un petit noyau antirépublicain, aux tendances intégristes, xénophobes, voire fascisantes. Sarkozy, aidé par les circonstances, a réduit l'extrême-droite comme Mitterrand avait réduit le communisme. Où il est démontré une fois de plus que c'est à chacun des camps de s'occuper de ses extrémistes.
 
 
A gauche, le travail n'est pas aussi avancé, mais la tendance est la même.
 
Le Parti communiste, faute d'avoir rompu à temps avec son passé stalinien, est entraîné dans un inexorable processus d'annihilation. D'ores et déjà, il n'est plus guère qu'une amicale d'élus municipaux des banlieues. Comme disent les médecins, le pronostic vital est engagé. Qui se plaindrait, hormis quelques vieux nostalgiques, de la disparition de cette survivance?
 
Le gauchisme, plus dynamique en raison même du coma dépassé du PC, a eu le tort de croire que le non au référendum européen de 2005 pouvait constituer la base d'un front du refus. La présidentielle et les législatives ont démontré que c'est désormais son insignifiance intellectuelle et politique qui est en cause. Pour comprendre les différences entre les trois groupuscules trotskistes qui se partagent une poignée d'irréductibles et une autre de populistes, il faut se référer au programme de transition de Trotski, datant de 1939... Cette déroute de l'intelligence ne peut être compensée par l'intense noyautage des «luttes», dont les flambées intermittentes ne sauraient tenir lieu de critique sociale cohérente.
 
Chez les altermondialistes enfin, le narcissisme, l'intrigue, voire la corruption, ont dégradé de façon durable un mouvement fondé sur des bases réelles, mais incapable de comprendre que l'ancien tiers-monde se rue dans le capitalisme et voit dans la mondialisation sa chance historique. Que pèse la critique de celle-ci face à un taux de croissance à deux chiffres comme celui de la Chine ?
Quant aux Verts, ils ont fait un naufrage que l'on peut croire définitif. On dirait qu'ils s'acharnent à ne retenir du grand souffle écologique qui balaie aujourd'hui la planète que ses absurdités. Comment comprendre leur acharnement anti-nucléaire, quand le nucléaire est la principale source d énergie sans responsabilité dans l'effet de serre et le réchauffement de la planète? Comment comprendre leur obsession, peu crédible scientifiquement, à propos des OGM? Nicolas Hulot, en démocratisant les thèmes écologiques, a porté à l'écologie politique un coup fatal: de même que la banalisation des thèses du Front national a eu pour conséquence l'effondrement du FN comme formation séparée et monothématique, de même la banalisation des thèmes écolos, favorisée par les accidents climatiques actuels, a eu pour conséquence le naufrage des écolos comme formation séparée et monothématique.
 
Un mot enfin à propos du centre. François Bayrou a évidemment raison lorsqu'il affirme que le système électoral actuel l'empêche de se développer. A condition d'ajouter que la famille centriste existe certes; mais que c'est une petite famille, riche dans le meilleur des cas, de 10 à 15% des suffrages. Valéry Giscard d'Estaing a dit un jour que la France voulait être «gouvernée au centre». Rien de plus vrai, les premiers pas de Nicolas Sarkozy en sont la preuve. Mais il n'a pas dit que la France voulait être gouvernée par le centre. Paradoxalement, le gouvernement «au centre» implique un centre faible, qui permette à la gauche d'appuyer sur son aile droite, et à la droite d'avancer sur son aile gauche. En France comme en Allemagne, le centre est condamné à rester un parti d'appoint.
Le résultat de cette évolution? C'est que jamais un grand parti réformateur de gauche n'avait eu une voie aussi dégagée. Plus de rival sérieux dans son camp, plus d'idéologie concurrente, plus d'objection à une politique franchement réformiste. Le PS a été battu une troisième fois; mais son avenir n'est nullement menacé.
II. La défaite intellectuelle et morale du Parti socialiste
Alors, pourquoi ces propos désabusés, ces mines attristées, ce moral en berne? Parce que partisans, adversaires ou observateurs partagent le sentiment que le mal est plus profond qu'une défaite conjoncturelle, fût-elle répétée deux fois, parce que chacun sait bien au fond que cette défaite n'est pas volée et que le Parti l'a bien cherchée. C'est lui, plus que Sarkozy, qui en est responsable. Cette défaillance est la sienne, c'est une défaite intellectuelle et morale.
 
Il y a longtemps que le PS a cessé de penser et de croire ce qu'il raconte. Depuis 1989 au moins, date de la chute du Mur, la gauche tout entière est malade, parce qu'elle n'a pas su analyser ni tirer les conséquences de ce qui s'est passé. On dira que c'est injuste: les sociaux-démocrates n'ont-ils pas été toujours et partout la cible préférée des staliniens victorieux? Alors, pourquoi devraient-ils être emportés dans le naufrage de leurs pires ennemis? Parce que, qu'on le veuille ou non, le socialisme (comme la Révolution, au dire de Clemenceau) est un bloc! Que le communisme a été pendant près d'un siècle l'horizon d'attente du mouvement ouvrier tout entier; Jaurès et Blum, les deux parangons du réformisme, n'ont cessé de proclamer que seules les méthodes séparaient les réalistes des maximalistes.
 
On dira encore que tout cela est de l'histoire ancienne et que la jeunesse d'aujourd'hui a d'autres soucis. Erreur! On ne vote jamais sur un programme, on vote sur une pensée, et même sur une arrière-pensée. Il n'est pas besoin de relever la tête bien haut pour savoir que l'horizon est bouché, que l'orient rouge est délavé, que le soleil levant s'est drapé de deuil. Or le fait est que jamais les socialistes ne nous ont donné une analyse convaincante de ce qui s'était passé, qui engageait pourtant la vision qu'ils se faisaient de l'avenir. Il ne se passe pas d'année que l'on ne publie deux ou trois livres importants sur le nazisme, et tant mieux. Le ventre est encore fécond... Celui du communisme, la tentation du stalinisme, serait-il donc définitivement stérile? Qu'en savons-nous? En dehors du livre de François Furet, « le Passé d'une illusion », rien qui nous explique pourquoi l'un des plus beaux rêves de l'humanité s'est transformé en un immense cauchemar. Devons-nous nous contenter de l'explication triviale en termes de déviation (le trop fameux « culte de la personnalité ») ou s'agit-il d'un vice intrinsèque ? Par exemple, la concentration des pouvoirs politiques, économiques, sociaux, culturels entre les mêmes mains. Comment se désintéresser d'une aventure qui ne fut jamais la nôtre, mais qui porte au moins le même nom que la nôtre? Et l'on voudrait que ce pieux désintérêt soit sans conséquence sur notre subconscient et celui de notre électorat ? Quand parut « l'Archipel du Goulag », un socialiste dont par bonheur j'ai oublié le nom déclara que ce Soljénitsyne allait nous faire perdre les cantonales !
 
Il y a une vingtaine d'années, Paul Veyne écrivit un petit essai pénétrant, intitulé «Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes?» Le grand historien de l'Antiquité répondait: oui et non. Oui en public, non dans leur for intérieur. On célébrait solennellement le culte de Zeus ou d'Athéna, mais rentré chez soi on se gardait bien d'adhérer à ces blagues. C'est pourquoi je pose la question: les socialistes croient-ils encore à leurs mythes tels que la lutte des classes - encore fort à la mode du temps de Mitterrand -, le prolétariat, la nationalisation des moyens de production et j'en passe? Si l'on n'y croit plus, alors qu'on le dise, et surtout que l'on en tire les conséquences. Trop longtemps on a cru pouvoir gagner la partie au moyen d'un logiciel que l'on savait faux. Pour un parti qui se veut le parti de l'intelligence, quel mépris de l'intelligence! Quelle dénégation du réel! Quel mépris de l'électeur! Et l'on voudrait que celui- ci ne s'en aperçût pas ?
 
Le plus grave, c'est que cette démission de l'intelligence a produit ce qu'il faut bien appeler une imposture morale. Au propre comme au figuré, les socialistes n'habitent pas où ils militent, ils ne mettent pas leurs enfants dans les écoles qu'ils défendent, la plupart ne vivent pas comme ils sont censés vivre. L'écart entre l'être et paraître est devenu le principal handicap social du parti, et le mérite de Ségolène Royal est d'avoir pratiqué ce qu'en d'autres temps on appelait le parler-vrai.
 
Mais on ne comble pas en quelques semaines des décennies de mensonge. Ce que les électeurs ont salué chez elle, c'est le courage, selon le mot de Bernstein, d'oser paraître ce qu'elle était. Sans doute son programme a-t-il manqué d'ambition et de lignes générales. Mais qui, au Parti socialiste, après avoir adhéré à la synthèse du Mans, synthèse en effet de tous les mensonges, de toutes les impostures et de toutes les démagogies, aurait le front de lui reprocher d'avoir manqué à la cohérence ?
 
Quels masques de cire que ces éléphants! La preuve, c'est leur débandade actuelle. Les mêmes qui multipliaient les réserves à l'égard du rapprochement de Ségolène avec Bayrou entre les deux tours de la présidentielle ne trouvent pas mauvais un mois plus tard de se jeter dans les bras de Sarkozy. Sans parachute! Tel qui déclarait il y a quelques jours vouloir se consacrer entièrement à la rénovation du socialisme décide tout à trac de partir à New York rénover le FMI! Une fois de plus, on constate que les morales rigides sont moins solides que les morales souples. Une fois franchie la ligne de barbelé de l'union de la gauche, on capitule en rase campagne devant la droite et on laisse l'adversaire occuper en vainqueur le champ de bataille. Du jour au lendemain, toutes les objections à la collaboration de classe ont cédé, et l'on passe sans transition du programme suicidaire du Mans à l'acceptation ravie du pouvoir personnel de Sarkozy. Faut-il rappeler le ralliement de la majorité de la chambre du Front populaire à un autre pouvoir personnel, auquel je me garderai bien de le comparer ? Le seul point commun, c'est la faillite morale des socialistes.
 
III. Pour un nouveau départ
Il ne m'appartient pas de décider à la place des socialistes leurs orientations pour l'avenir. Que cent fleurs fleurissent, que les bouches s'ouvrent et que la vérité soit celle de ceux qui n'ont pas flanché! Car le peuple a tenu! Contre la télé sarkozyste, contre la bourgeoisie triomphante, contre les dirigeants socialistes défaitistes. Les électeurs sont toujours là, et on ne me fera pas croire qu'un parti qui recueille 47% des voix au second tour de la présidentielle est un parti à l'agonie. Nicolas Sarkozy le sait bien, qui pratique l'ouverture à bride abattue. Mais l'ouverture aux éléphants, pas au peuple! Aux premiers, des places, des fauteuils. Aux autres, la franchise sur la Sécurité sociale, en attendant la TVA du même nom. Je me contenterai donc de quelques directions de recherche.
 
a) Ne pas se payer de mots. Ceux qui se rallient à l'idée sociale-démocrate quand celle-ci a cessé d'être opératoire sont des gribouilles. Faute d'un syndicalisme puissant et unifié, la social- démocratie n'est qu'un slogan creux. Quand l'Etat-providence est en crise, on ne peut se contenter de crier: vive l'Etat-providence! Il faut repenser l'ensemble de la philosophie du socialisme, inventer un socialisme de marché pour faire face à la paupérisation d'une partie de la population, au défi de la mondialisation et à l'ardente obligation d'une économie du savoir.
 
b) Réunifier la gauche. Les divergences idéologiques dont on faisait hier grand cas n'ont plus grand sens. Le PS doit se penser désormais comme le parti de toute la gauche. Comment définir une ligne d'action acceptable par les classes moyennes et les bobos, qui sont libéraux, les fonctionnaires, qui sont jacobins, les ouvriers et les employés, qui sont sociaux-démocrates, les intellectuels, artistes et gens de la communication, qui sont libertaires? La solution n'est pas dans une improbable «synthèse», dans la tradition de ces grands rassemblements de cocus que l'on nomme congrès, elle est dans la définition, au ras du réel et au plus près de l'idéal, d'une ligne nouvelle et fédératrice.
 
c) Penser la démocratie d'opinion. La démocratie participative n'est pas une solution, elle est d'abord un problème. Elle est même le problème. Les trois principaux candidats de la récente présidentielle ont compris que l'irruption de l'opinion sous toutes ses formes (médias traditionnels, réunions et manifestations publiques, internet et blogs) change les conditions d'exercice de la démocratie. L'opinion peut être, comme la langue d'Esope, la meilleure ou la pire des choses. Elle peut être cette traînée, cette fille publique dont parlait un jour Me Moro-Giafferi, prête à suivre n'importe quel beau parleur. Elle peut être aussi la forme enfin trouvée de la participation du peuple à la politique, c'est- à-dire au lieu où se traitent ses propres affaires.
 
d) Résister à la ploutocratisation de la société qui est en marche. Il n'est que de regarder ce qui se passe aujourd'hui dans la presse et les médias audiovisuels, cette formidable concentration du pouvoir journalistique en des mains qui n'ont rien à voir avec le journalisme, pour se convaincre qu'il s'agit là d'une des grandes batailles des années à venir. Ce n'est pas en soi le pouvoir de l'argent qu'il faut combattre, c'est la capacité de l'argent d'exercer le pouvoir là où il n'a rien à faire: dans la science, l'art, l'éducation, la religion, le sport, l'information. En un mot, dans tout ce qui relève de la vie intellectuelle. Notre esprit n'est pas une marchandise !
 
Je conclus. Les forces de gauche sont aujourd'hui face à un défi inattendu: la contradiction entre la diversification de la société, que n'avait pas prévue Marx, et la massification de l'opinion publique, qu'avait très bien prévue Tocqueville.
 
C'est la paresse intellectuelle qui a engendré l'effondrement de la morale socialiste. Il faut, en pensant aux générations futures, faire la révolution culturelle du socialisme français. Sinon, la jeunesse se détournera de lui. Il ne faut pas que les fils désespèrent parce que leurs pères ont menti.
 
Ceci est le texte, très légèrement amendé, de l'intervention de Jacques Julliard en tant qu'observateur externe, lors de la rencontre organisée par Ségolène Royal le 16 juillet dernier, à Paris, afin de tirer les premières leçons de l'élection présidentielle.
 
Jacques Julliard
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article