Ségolène et De Gaulle
Par Jacques Julliard, directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur
Le général de Gaulle - c'est une première dans l'histoire de l'élection présidentielle depuis 1958 - aura été totalement absent de la campagne en cours. C'est pourquoi je crois utile et même nécessaire, le temps et l'espace d'une chronique, de m'effacer au profit de la “Lettre ouverte à Ségolène Royal” que nous a adressée Jean-Marcel Jeanneney, le dernier ministre survivant, avec Pierre Messmer, du général de Gaulle.
« MADAME, je ne vous ai entendue et vue qu'à la télévision. Mais vos propos, votre manière d'être, ont fait que, depuis plusieurs mois déjà, j'étais enclin à voter pour vous le 22 avril. Ayant lu attentivement votre livre, “Maintenant”, je ne doute plus de le faire.
Je suis un très vieux monsieur. Ministre du Général de Gaulle à trois reprises, je fus un des rares qui eurent l'honneur d'être reçu par lui à Colombey, après qu'il eut, en parfait démocrate, démissionné de la présidence de la République parce que désavoué lors du référendum qu'il avait décidé.
Je suis fidèle à sa mémoire. La France, au cours de sa longue histoire, n'a guère eu de chef d'Etat de cette envergure, parfaitement indépendant de toutes les puissances financières et de tous les dogmes politiques, ne se laissant intimider par quiconque, discernant ce qu'allait être l'évolution du monde et percevant ce qu'étaient les intérêts à long terme de son pays. Mais je n'ai jamais cru à la possibilité d'un gaullisme sans de Gaulle et je me suis vite désolidarisé de ses prétendus héritiers.
Cela dit - et sans vouloir vous écraser sous une telle référence en vous assimilant à cette très haute figure - j'ai le goût de vous dire que je constate d'assez nombreuses analogies entre ses idées et les vôtres, telles qu'elles apparaissent au long de vos trois centaines de pages. D'abord le volontarisme politique, puis l'attachement à la nation, à son passé et à son avenir, comme fondement nécessaire aux solidarités entre les individus vivant sur son sol ; la prise en compte des aspirations populaires mais sans soumission systématique à l'opinion ; l'idée, que de Gaulle énonça dès mars 1968 dans un discours à Lyon, que les activités régionales sont les ressorts de la puissance économique de demain ; encore, le fait que la France, dans un mode menaçant, ne doit pas renoncer à une puissance militaire forte.
Entre vous et lui, il est encore un trait commun : quand on lui exposait un problème de façon abstraite, il vous interrompait : « Alors ! Pratiquement, que proposez-vous ? » Or toujours vous proposez ou esquissez une solution concrète.
J'ajoute que vous rejoignez le général de Gaulle sur trois points, de grande importance.
Le premier est la sobriété que vous voulez dans le comportement quotidien de la présidence de la République et du gouvernement.
Le deuxième est le recours à l'article 11 de la Constitution, que vous devrez inévitablement utiliser pour modifier celle-ci, en particulier concernant le Sénat.
Le troisième est que, comme lui, vous vous appuyez sur un parti, ce qui est indispensable, mais que, comme lui, vous êtes d'un tempérament assez fort pour pouvoir, quand besoin est, vous en affranchir.
Madame la candidate, je vous souhaite de tout cœur bonne chance et vous assure de la grande considération que j'ai pour votre culture gouvernementale, pour votre intelligence, votre sensibilité et votre caractère. »
Coïncidence. Au moment où Jean-Marcel Jeanneney nous adressait cette lettre, dont il n'est pas nécessaire de souligner l'importance et l'originalité, Jean-Noël Jeanneney, son fils, quittait la présidence de la Bibliothèque Nationale de France. “Atteint par la limite d'âge”, comme on dit. Mais derrière ce crétinisme administratif, il y a le sectarisme partisan : avant de quitter le pouvoir, Jacques Chirac sature la haute administration de ses créatures, dont évidemment l'ancien ministre de François Mitterrand n'était pas. Jean-Noël Jeanneney aurait très bien pu bénéficier des dispositions qui ont permis aux présidents de l'Opéra de Paris ou du Musée Guimet d'achever leur mandat au-delà de cette limite… Ségolène Royal a promis de mettre fin à ces mœurs claniques. En attendant, saluons celui qui est devenu en cinq années seulement un grand président de la BNF. Il lui a redonné la sérénité, l'initiative, la fierté de sa mission. Grâce à lui, la BNF a quitté la rubrique des faits divers et des conflits sociaux pour celle de la recherche et de la culture. Un grand serviteur de l'État ! J.J.